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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/198

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japonaise. Besace du colporteur, tabernacle en forme de temple que les mendians promènent sur leur dos, ombrelles à long manche des équilibristes, masques de lions sous lesquels les petits acrobates quêtent de porte en porte, sac du prêteur à la journée où s’engouffrent les derniers haillons des misérables, et le shamisen de la chanteuse des rues, la pioche du terrassier, la lanterne du kurumaya, tous ces outils qui crient la faim s’appuient l’un à l’autre et s’amoncellent au milieu des sandales usées, toutes marquées d’un chiffon de papier, afin que leurs possesseurs puissent les reconnaître. La salle commune, éclairée par un lumignon qui vacille le long d’une colonne noircie, est aussi bossuée de corps étendus qu’un cimetière de tombes. Mais ils envieraient encore son atmosphère de sueurs et de fumée, les claquedens enguenillés, portefaix et débardeurs, qui battent jour et nuit la boue des marchés et la berge des canaux.

Les compartimens rigoureux où l’ancienne société avait rangé, hiérarchisé tous les genres d’individus ont éclaté dans le cataclysme de la Restauration. La ruine de la bourgeoisie d’épée, l’émigration des campagnards, l’appât du gain, l’inexpérience du métier qu’on adopte, les faillites plus nombreuses et les perpétuels incendies multiplienrt et confondent les épaves. La pauvreté d’autrefois est devenue du paupérisme. Les gueux, absorbés tandis dans les catégories sociales, forment aujourd’hui une classe indépendante et bientôt redoutable. On ne dit plus d’un samuraï ruiné : « Poisson pourri, mais tout de même un poisson de qualité ! » Quand les usuriers, dont les maisons florissantes arrondissent leur ventre de briques et de torchis au milieu des huttes bancales, quand « ces bêtes à face humaine, vampires des pauvres, » dans les griffes de qui des processions matinales d’êtres faméliques viennent déposer leurs hardes, leurs ustensiles, leurs petits arbres et même leurs chiens et même leurs chats, l’ont dépouillé de son modeste héritage et qu’il leur a cédé, ressource suprême, la pierre tombale de ses ancêtres, le samuraï n’est plus qu’un poisson comme les autres, encaqué dans une bourbe anonyme.

Mais cette misère japonaise garde encore un sens artistique qui en atténue l’horreur. Parcourez les marchés nocturnes de Tôkyô, longs tapis de lumière que la ville déroule chaque soir au pied de ses énormes massifs d’ombre. Le pauvre fonctionnaire qui doit rendre visite à son chef y découvre, pour une vingtaine