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du régime turc à un régime européen ne pouvait se faire sans secousses et sans souffrances. S’il y a des classes de la population qui ont profité largement de la transformation du pays, parce qu’elles ont su s’approprier l’esprit et les méthodes de ce que nous appelons la civilisation moderne, il en est d’autres qui en ont pâti, au moins temporairement. Ainsi, par exemple, des petits commerçans des villes, et parfois aussi, des petits propriétaires de la campagne. En tout pays appelé à des conditions d’existence nouvelles, en tout pays surtout dont le développement est hâté par des causes extérieures, il se produit, fatalement, en même temps qu’une sorte de déclassement social, une rupture d’équilibre, une crise économique et morale à la fois. Il était impossible que la Bosnie-Herzégovine y échappât entièrement. Le gouvernement, en tuteur avisé, a eu beau s’efforcer de prévenir et d’adoucir les effets de cette crise ; il ne dépendait pas de lui de la supprimer. C’eût été un miracle, au-dessus des forces du pouvoir et de l’art du politique. Il suffit aux légitimes ambitions d’un gouvernement que l’ensemble du pays soit en progrès. Or, le progrès dans ’la Bosnie-Herzégovine est incontestable ; il apparaît aux yeux les moins bienveillans, et il semble avoir d’autant plus de chances de durée qu’il a été moins brusque, et si je puis ainsi parler, moins radical et moins révolutionnaire. Si rien ne leur est plus nécessaire, rien n’est plus dangereux, pour les populations orientales, que le contact soudain de l’Europe et de la civilisation européenne. Toute leur vie, matérielle et morale, en reçoit un ébranlement dont certains peuples ne se relèveront peut-être jamais. Ce danger a été, dans la mesure du possible, épargné à la Bosnie-Herzégovine. Aussi, de tout ce vaste Orient, plus ou moins ouvert à l’irruption des idées européennes, est-ce un des pays où le contact de l’Occident a produit le plus de bien, avec la moindre somme de mal.



ANATOLE LEROY-BEAULIEU.