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est de Tacite ; mais ce n’est qu’un mot, dit en passant ; et vraiment ce n’est pas assez. Il aurait dû y insister davantage et y revenir plus souvent, il nous aurait fait mieux comprendre comment il arrive encore aujourd’hui qu’on rencontre, dans les anciennes provinces romaines, en Gaule, en Espagne, en Afrique, les restes de tant de monumens qu’ont élevés en toute sincérité les particuliers et les municipes « pour le salut et la conservation » des mêmes empereurs contre lesquels on tramait tous les jours des complots à Rome. Du même coup, il nous deviendrait plus facile de résoudre une question qui obsède nos esprits pendant que nous lisons les ouvrages de Tacite, et à laquelle il me semble qu’il n’a pas suffisamment répondu : comment se fait-il que l’empire ait pu survivre à cette succession de mauvais empereurs, de Tibère à Vespasien ? C’est évidemment que les provinces n’en ont pas souffert autant que Rome. Ces princes détestables et détestés autour d’eux ne les ont pas mal gouvernées. Tibère et Domitien même étaient de bons administrateurs qui choisissaient des procurateurs, des légats intelligens et les surveillaient. Sous des fous, comme Caligula et Néron, les affaires marchaient de l’impulsion qu’elles avaient reçue. Rome est un pays de tradition où tout se conserve, où les bonnes habitudes risquaient moins vite de se perdre. Il y avait d’ailleurs, au-dessous de ces grands personnages que la faveur du maître mettait un jour au premier rang, mais qui n’y restaient pas, des fonctionnaires inférieurs que leur humilité même protégeait contre l’humeur changeante du prince et qui maintenaient quelque ordre et quelque suite à travers tant de caprices et de folies. Stase parlé d’un affranchi de la maison impériale, qui fut sous sept ou huit princes une sorte de ministre des finances (a rationibus), et qui ne subit une légère et courte disgrâce qu’à quatre-vingts ans, sous Domitien[1]. C’est peut-être grâce à ces inconnus dont Tacite prononce rarement le nom que les provinces sagement gouvernées sont restées tranquilles et florissantes

  1. La continuité, dans les mêmes fonctions, sous des empereurs différens, devait être moins rare qu’on ne pense. C’est ainsi que Titinius Capito, l’ami de Pline, un ancien tribun militaire, fut successivement secrétaire d’État (procurator ab epistolis) sous Domitien, puis sous Nerva et sous Trajan. Tacite, préoccupé de ceux qui jouent les premiers rôles, Séjan, Macron, Tigellin, ne daigne presque jamais nous parler de ce qu’il appelle interior potentia, c’est-à-dire de ces affranchis de la maison des Césars, qu’un prince héritait de ses prédécesseurs, avec tout le reste de leur fortune. Ce sont pourtant ces oubliés, ces inconnus qui, très souvent, menaient l’Empire.