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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/453

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farouches, Italiennes énamourées, galériens, meurtriers par amour, suicidés, ils ont tous un trait en commun : ils ont ressenti la passion avec violence, et, pour la satisfaire, ils n’ont reculé devant aucun obstacle, cet obstacle fût-il l’existence d’autrui ou leur propre existence.

Dans les types les plus significatifs qu’il a créés, Beyle s’est appliqué à personnifier l’énergie ainsi conçue. Julien Sorel est un ambitieux : le fond de son être est fait d’orgueil perverti et d’amour-propre exaspéré. Satisfaire à tout prix cet amour-propre, c’est en quoi consistera pour lui l’énergie. Beyle posait en principe que, si l’on se trouve seul avec une femme, on doit se donner cinq minutes pour se préparer à l’effort de lui dire : « Je vous aime. » « Dites-vous : je suis un lâche si je n’ai pas dit cela avant cinq minutes. » Il conformait sa conduite à ce principe rigoureux. Un jour qu’il se promenait avec une dame dans un parc : « Je ne suis qu’un lâche, se dit-il, si je ne me déclare pas lorsque nous serons arrivés à tel arbre de l’avenue, » et il se déclara. Julien fait de même. Il est admirable pour se créer des « devoirs » qu’une fois imaginés il accomplira, sous peine de perdre l’estime de soi. Les obstacles dont il aura à triompher dans son rôle de séducteur sont sans nombre : sa gaucherie de novice, la peur d’être surpris, enfin sa parfaite froideur. Lorsqu’il déclare à Mme de Rénal qu’il ira dans sa chambre, la nuit, à deux heures, il souhaiterait de toute son âme qu’on le lui défendit, et, s’il ne suivait que son penchant, il ne bougerait de chez lui. Mais quoi 1 le devoir commande. « Je lui ai dit que j’irais chez elle à deux heures, se dit-il en se levant ; je puis être inexpérimenté et grossier comme il appartient au fils d’un paysan ; mais, du moins, je ne serai pas faible… Julien avait raison de s’applaudir de son courage, jamais il ne s’était imposé une contrainte plus pénible. En ouvrant sa porte, il était tellement tremblant que ses genoux se dérobaient sous lui… » Mêmes terreurs quand il escalade la fenêtre de Mlle de la Mole. « De sa vie, Julien n’avait eu autant de peur. Il ne voyait que les dangers de l’entreprise et n’avait aucun enthousiasme… Il n’avait pas d’amour du tout. » Mais posséder, lui, plébéien, une femme élégante comme Mme de Rénal, humilier dans la personne de Mlle de la Mole toute l’aristocratie, voilà ce qui chez lui tient lieu de l’amour et voilà l’objet qu’il se doit à lui-même de réaliser quoi qu’il puisse lui en coûter. — Elle aussi, Mathilde de la Mole est une beyliste. Elle a la nostalgie de ces temps héroïques où l’on trouvait des hommes grands par le caractère comme par la naissance, où les Français n’étaient pas des poupées. Elle se sent dépaysée