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non pas imprévu, mais inespéré. Non pas imprévu, car M. Millerand a déclaré à Firminy que ce dénouement avait été le résultat d'un long effort vers un but défini. C'était l'aboutissement logique d'une méthode qui consistait à abandonner ou à ajourner les moyens révolutionnaires pour s'emparer peu à peu de tous les pouvoirs publics, de la majorité dans tous les corps élus, et, en fin de compte, du gouvernement lui-même. Toutefois, il s'en fallait de beaucoup qu'on espérât un succès aussi prompt, car on était très loin d'avoir la majorité dans les Chambres, et le portefeuille ministériel entre les mains d'un socialiste apparaissait encore dans un mirage qui tenait du rêve. Mais M. Waldeck-Rousseau a été chargé de former un ministère et, à la stupéfaction générale, il y a fait entrer M. Millerand. MM. Ribot et Poincaré ont affirmé que de là venait tout le mal.

La présence de M. Millerand au pouvoir a donné une accélération d'autant plus grande au socialisme qu'il n'y est pas resté inactif. Aucun autre ministre n'a fait plus que lui, ni même autant. S'il n'a pas fait voter de loi importante, - ce qui était sans doute trop long pour son impatience, - il a fait des décrets. C'est par décrets, par exemple, qu'il a organisé ces conseils du travail qui ont causé une émotion si vive dans le monde industriel, et n'ont pas d'ailleurs été moins discutés et combattus par les ouvriers que par les patrons. En rappelant ce fait, M. Poincaré a dit qu'il pourrait en citer beaucoup d'autres du même genre : mais c'est surtout par une infiltration lente, constante et sûre que M. Millerand a fait pénétrer le virus collectiviste dans toute l'administration qui dépend de lui. Quant aux ouvriers, il leur a permis de tout espérer. Malheureusement les réalisations n'ont pas été aussi étendues, ni surtout aussi promptes que les espérances, et de là sont venues les grèves qui, dans le cours de l'année dernière, ont causé tant de maux, sans faire aucun bien. La grève générale a été suspendue, elle l'est toujours sur toutes nos industries. Hier encore on la votait, puis on l'ajournait; l'heure viendra où on en fera l'essai, et nous aurons sans doute alors le triste pendant des scènes de Barcelone. Enfin, et c'est là pour nous le symptôme le plus grave, les ouvriers, dans leur impatience, se sont aperçus qu'il était plus court et plus efficace d'adresser désormais leurs menaces, non plus à leurs patrons, car les patrons résistent, mais aux pouvoirs publics, car ceux-ci résistent moins, ou même ne résistent pas du tout. On a fait dépendre la proclamation de la grève générale du plus ou du moins de complaisance et de rapidité que le gouvernement et les Chambres mettraient à obéir aux injonctions qui leur sont adressées. Il y a des faits dont les conséquences