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collective. Comment, en effet, dès qu’on franchit les mers, nier qu’il y ait des races inférieures ? et comment supprimer, avec le capital, le nerf des grandes entreprises ?

Mais toutes ces résistances ne pourraient se former en faisceau, si elles n’étaient favorisées par une certaine indifférence de l’opinion publique. Dans la carrière coloniale, la France hésite encore, parce qu’elle n’a pas la foi.

« J’entends par la foi, dit Guizot, cette confiance dans la vérité qui fait que, non seulement on la tient pour vraie,… mais qu’on lui reconnaît le droit de régner sur le monde et de gouverner les faits. » Or, c’est justement cette confiance qui nous manque.

Aux yeux de la majorité des Français, les acquisitions coloniales ne sont que des épisodes. Elles ne rentrent pas nécessairement dans le cadre de leur vie nationale. Elles ne se rattachent à aucune de leurs conceptions favorites. Elles sont en dehors des systèmes qu’ils ont élaborés sur la marche de l’humanité. De là, sans doute, leur facilité à s’en détacher. Nous sommes ainsi bâtis qu’un fait ne nous paraît légitime et n’acquiert chez nous droit de cité qu’à la condition de devenir idée, c’est-à-dire de se mettre d’accord avec notre explication générale du monde.

D’où procède le mouvement colonial ? Quelle place tient-il dans l’histoire de la civilisation et dans nos propres destinées ? C’est ce que je voudrais tâcher d’éclaircir, en marquant d’un trait rapide les bonds successifs par lesquels l’Europe a pris possession du globe


I

Rappelons d’abord la configuration du monde antique, si différent du nôtre. À cette époque, l’Europe n’est qu’une expression géographique. Elle désigne la rive septentrionale de la Méditerranée. La civilisation oscille autour de cette mer intérieure comme une sphère autour de son axe. Tantôt elle penche vers l’Asie et atteint, avec Alexandre, les bords de l’Indus. Tantôt elle incline vers l’Occident et touche, avec César, les rivages de la Bretagne. Mais elle est sans cesse ramenée vers son centre de gravité, vers ce beau lac orageux, où viennent se heurter, se combattre ou se fondre les vents contraires et les