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ne jouit point de cet apaisement qui permit à Rome de réparer les ruines qu’elle avait faites et de se montrer bienfaisante aux vaincus. Du côté des musulmans, le délicieux royaume de Grenade, dont les débris nous charment encore, n’était qu’une plante sans racines. Il avait rompu ses attaches avec l’Afrique et ne tenait à l’Espagne que par un fil. Les leçons de tolérance qu’il donnait aux États chrétiens ne leur profitèrent pas.

En somme, cette première reconnaissance de l’Europe autour de son berceau manqua de suite et de direction. Elle fut désavouée par l’Eglise, qui répugnait au mélange des peuples et des croyances. Elle fut de plus contrariée par la croissance des grands États du continent, dont la lente poussée atteignait les rivages et resserrait peu à peu le domaine des républiques maritimes.


III

Deux événemens presque contemporains creusèrent, entre l’Islam et la Chrétienté, un fossé bien plus profond que ne le firent jamais les luttes les plus furieuses des âges précédens. C’est la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 et la prise de Grenade par les chrétiens en 1492. Quoique ces faits mémorables fussent, en apparence, opposés, ils eurent le même résultat, qui fut d’interrompre le courant de la civilisation à ses deux extrémités. En Orient, les Turcs écrasèrent la civilisation qui florissait à Bagdad et fermèrent les chemins de la Perse. Ils contribuèrent plus qu’aucun peuple à imprimer à l’Islam ce cachet d’immobilité que nous avons pris longtemps pour le trait essentiel de cette religion et qui n’en est que le dernier vêtement. En Espagne, la rupture fut plus complète encore, car le fanatisme était égal des deux côtés. Lorsqu’ils entrèrent à Grenade, les Espagnols brûlèrent tout ce qu’ils purent trouver de livres arabes. Pendant un siècle, ils s’acharnèrent sur les restes de ces malheureuses populations, jusqu’à ce que le dernier Morisque eut emporté avec lui le peu d’industrie que l’Espagne possédait. Sur l’autre rive, les Berbères d’Afrique ne sortaient de leurs repaires que pour courir sus aux chrétiens. L’expérience qu’ils liront de la domination espagnole pendant le XVIe siècle n’était pas de nature à les réconcilier. Ce fut un recul pour la civilisation, si son caractère est d’être universelle, Quelques lieues de mer, de