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silence, un murmure de conversation. Par les portes discrètement entr’ouvertes, quelques Françaises d’égale naissance et demeurées à Paris avaient été heureuses de rentrer dans la vie de société : telles la princesse de Vaudemont et la vicomtesse de Laval. Cette société grandit avec la sécurité qui, sous le Directoire, venait de ramener Talleyrand. Lui, devait son portefeuille à Mme de Staël, il avait dû à Mme de Laval des plaisirs moins fades que la reconnaissance[1]. Dans cette compagnie où il était heureux de retrouver l’éducation de l’ancien régime, il introduisit les plus distingués parmi les hommes du régime nouveau. De ce centre où la vie resta simple, avec la seule élégance des manières et le seul luxe de l’esprit, la société mondaine allait s’étendre en cercles de plus en plus vastes jusqu’aux fêtes officielles où tout était dorure, spectacle et foule.

Aimée de Coigny trouva partout accueil. La parenté et l’amitié lui ouvraient les demeures de la vicomtesse de Laval et de la princesse de Vaudemont. Elle soutint à son avantage l’examen de celui qui était le grand juge du ton et de l’esprit. Le mari d’une femme brillante est sacrifié et souvent ridicule. Comme le danseur des ballets, qui redevenaient alors à la mode, il lui faut, à la fois ombre et force, suivre, soutenir, lancer la danseuse, et donner plus d’ailes aux envolées de sa compagne : moyennant quoi, il a droit, tandis qu’elle reprend haleine, à quelques pirouettes, mais courtes, et l’on tolère son talent dont la perfection est d’être discret. M. de Montrond était l’homme fait pour jouer ce personnage. Nul n’était moins encombrant. S’il aimait à se mêler aux acteurs de la comédie humaine, c’était non pour leur disputer la scène, mais pour voir de plus près tous les mensonges du théâtre et en jouir. Il aimait le silence qui aide à mieux observer, le rompait par des mots désenchantés, aigus, ironiques, mais rares, comme s’il dédaignait aussi le renom de penseur, et, en quoi il se montrait aristocrate, il ne forçait jamais sa veine pour fournir plus d’esprit qu’il ne lui en venait. Et cette philosophie imperturbablement contemptrice de la nature humaine, et cette persévérance à trouver un amusement dans la laideur, et cette discrétion à apprendre aux autres le peu de cas qu’il faisait d’eux, et cette conformité entre son mépris de tout et

  1. Aimée de Coigny, dans ses Mémoires, dit de Mme de Laval : « Maîtresse de M. de Talleyrand quand elle était jolie, actuellement son amie très exigeante, c’est la seule au fond qui ait de l’empire sur lui. »