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prix. Il lui faut amener chaque année dans ses ports pour son alimentation 15 millions de tonnes de denrées, représentant plus du double du tonnage des marchandises de toutes sortes qui dans le même temps entrent en France ou en sortent.

De ce qui précède, il appert que : 1° Le libre-échange a eu pour effet de réduire à néant l’agriculture dans les Îles-Britanniques, situation dont la gravité en cas de guerre ne doit pas être perdue de vue et qui impose à la politique anglaise, quoi qu’on en prétende, l’obligation de demeurer pacifique ; 2° Il a cessé de garantir une suprématie industrielle, fortement battue en brèche par l’Allemagne (voir l’agitation du Made in Germany) et gravement menacée par les jeunes civilisations ; 3° Il ne semble pas avoir offert une caution plus efficace à la marine, qui était la plus grande source de richesse de la nation anglaise depuis le jour où Cromwell, par l’Acte de Navigation, déposséda les Hollandais de leur privilège de « Rouliers du monde, » et ce n’est pas sans raison qu’on s’alarme de voir M. Pierpont Morgan faire d’un seul coup l’emplette d’une des grandes compagnies de Navigation anglaise, tandis que l’Allemagne met en service à Hambourg les transatlantiques les plus puissans et exploite la Deutsche Ostafrikanische Gesellschaft, dont les progrès dans l’Océan Indien ont provoqué une interpellation au parlement[1].

Ruinée dans son agriculture, atteinte dans son industrie et menacée dans son outillage de transports, fondement de son commerce, la pratique Albion dirige ses regards vers un régime économique plus tutélaire que ce libre-échange dont les bienfaits paraissent épuisés. L’adoption d’un pacte d’union douanière unissant l’Angleterre à ses possessions dans une vaste entreprise de défense économique n’est plus qu’une affaire de temps, et cette constatation n’est pas de nature à décourager les hommes qui préconisent pour la France le recours à cette mesure de solidarité nationale.

  1. On lit dans un des plus récens numéros du Daily Mail : « Nous sommes, par la lecture des bulletins du Board of Trade, amenés à constater que la marine anglaise perd du terrain, alors que nos concurrens fortifient leurs positions. L’année dernière, les entrées et les sorties des bâtimens se sont traduites par une diminution de plus de 2 millions de tonneaux. » Les statistiques du canal de Suez, qui sont une indication caractéristique, fournissent les mêmes navrantes constatations. (Réforme économique du 15 septembre 1901.) Ajoutons que le canal de Suez a puissamment contribué à diminuer l’importance de l’entrepôt mondial des Îles Britanniques, en dispensant du détour atlantique les marchandises d’Extrême-Orient à destination de la Méditerranée.