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triangulaire à colonnade dorique où réside aujourd’hui silencieusement la Banque, qui feront l’Irlande une nation et lui donneront d’emblée, par un coup de baguette, tous les biens de la terre et toutes les vertus ! Ce qui fait une nation, ce n’est pas seulement l’indépendance, ce n’est même pas toujours l’indépendance ; c’est aussi et surtout ce patrimoine intellectuel, moral, social, que le passé lègue au présent, que le présent doit léguer à l’avenir après l’avoir accru, tout au moins préservé, et qui fait la valeur, la force et l’individualité d’un peuple. Or, cet héritage, il faut le reconnaître, le peuple d’Erin en a quelque peu négligé le soin, hypnotisé qu’il était par la lutte politique ; il l’a laissé dépérir, et, lâchant la proie pour l’ombre, abandonnant ses traditions, sa langue, il s’est « dénationalisé, » il s’est anglicisé peu à peu.

Avec le mal, l’Irlande a vu le remède. Elle a vu que, si la liberté lui avait toujours été refusée, c’est que sa nationalité ne s’était pas affirmée avec assez de force aux yeux anglo-saxons ; elle a vu qu’il lui fallait se libérer du joug intellectuel avant de s’affranchir du joug légal de l’Angleterre ; que l’émancipation politique suivait toujours de près l’émancipation psychologique ; que le pays devait travailler par-dessus tout à se rattacher au passé pour lutter contre l’anglicisation, à reformer le patrimoine des ancêtres, et, par un effort intérieur, à faire revivre, selon les traditions, une Irlande nationale. Courageusement, le peuple irlandais s’est mis naguère à cette œuvre de la reconstruction d’Erin, et, sans secousse, un grand mouvement s’est levé par tout le pays en faveur de la « Renaissance gaélique ; » un mouvement tout populaire et vraiment national, dont il faut, pour être juste, faire remonter l’origine jusqu’aux idées semées de 1842 à 1845 par cet apôtre de la Jeune-Irlande, Th. Davis, et les poètes enflammés de la Nation ; un mouvement non politique par nature, qui n’est pas né d’un sentiment d’hostilité contre l’Angleterre, de haine contre le Sassenach, mais d’un sentiment très légitime de conservation sociale irlandaise, et qui a provoqué dans l’Ile Verte un enthousiasme, une passion, disons une foi telle que seules en ont jamais pu susciter dans le monde les grandes révolutions nationales ou religieuses. Le mouvement gaélique n’est pas encore parvenu à sa pleine force à l’heure actuelle, mais ses résultats sont déjà si remarquables, ils occupent tellement déjà l’opinion éclairée en Angleterre, qu’il n’est pas