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grand agitateur Daniel O’Connell fondent l’un la poésie, l’autre la politique irlandaise moderne sur la base de la langue anglaise, à l’exclusion de l’irlandais. Bientôt le peuple lui-même commence à se laisser gagner à l’anglicisation, non seulement par instinct d’imitation, mais par un effet direct et calculé du régime d’enseignement primaire organisé en Irlande en 1831 par Stanley (lord Derby) et l’archevêque anglican Whately, régime dont l’objet n’a pu être, de toute évidence, que de tuer, d’oblitérer à tout prix chez les enfans la langue maternelle. Sans doute cette langue n’était pas légalement proscrite des écoles, mais on n’envoyait dans les régions où l’irlandais était encore la langue courante que des instituteurs ignorant l’irlandais ; livres, cahiers, modèles étaient anglais, et l’histoire même du pays était prohibée, ou, qui pis est, déformée dans les manuels élémentaires. L’un de nos amis demandait naguère à un instituteur, dans un village de l’Ouest, comment il s’y prenait, ignorant l’irlandais, pour faire la classe à des enfans qui ignoraient l’anglais : « Il me faut d’abord un an, » répondit l’homme, « pour extirper d’eux, pour exprimer (wring out) leur irlandais. » Dans certaine île de la côte occidentale, raconte lady Gregory, on ne trouve qu’un habitant, à l’exception de quelques douaniers, qui ne sache pas l’irlandais : c’est le maître d’école. Aujourd’hui encore, il y a des vieillards qui se rappellent que, dans leur enfance, on leur pendait au cou une tablette de bois où l’on marquait un trait pour chaque mot prononcé en irlandais, et, à la fin de la classe, autant de marques, autant de coups à recevoir.

Le résultat, c’est que la langue de saint Patrice et de sainte Brigitte, après avoir opposé pendant des siècles une résistance merveilleuse à la persécution, — la première ordonnance de proscription date, si je ne me trompe, de 1367, — a marché depuis cinquante ans vers une extinction rapide en Irlande. Avant la grande famine de 1847, toute la masse du peuple parlait encore irlandais, sauf dans les villes ; aujourd’hui, l’émigration aidant, l’irlandais n’est guère plus parlé en Irlande que par 700 000 personnes (sur quatre millions et demi) concurremment avec l’anglais, et par une trentaine de mille individus ignorant l’anglais : cela presque exclusivement dans l’Ouest de l’île.

Langue et peuple ont fui la mère patrie, la langue plus vite encore que le peuple. Le vieux paysan du Connacht dit encore aujourd’hui son rosaire en irlandais, le soir, dans sa maison de