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quatre cents vers en gaélique ; tel vieillard « illettré » déclame tout un poème ossianique, et, pendant qu’il parle, il est secoué d’un frisson religieux ; tel autre, aveugle, a passé sa vie à composer des poèmes gaéliques que M. Douglas Hyde a pieusement recueillis. — Mais l’Angleterre est venue, et, depuis un demi-siècle, elle a tout fait pour détruire la langue irlandaise. Pratique avant tout, point sentimentale, elle ne s’est pas dit que « l’homme ne vit pas de pain seulement, » elle n’a pas vu qu’en enlevant au Celte rêveur et blond sa langue maternelle, elle lui enlevait tout ce que cette langue représentait pour lui de foi, de poésie, d’idéal, tout ce qui faisait sa force et sa joie dans la vie, et qu’en ce faisant, elle le tuait lui-même, intellectuellement et moralement. Bon gré mal gré, le paysan a dû se faire ainsi à l’idée de quitter le pays. L’émigration est entrée dans les mœurs ; filles et fils savent qu’à un moment donné, leur sort commun sera d’aller se faire une autre vie sous d’autres cieux ; beaucoup partent, et plus triste encore est la vie à ceux qui restent. La terre d’Irlande se meurt.

Que peut maintenant le mouvement gaélique contre cette misère morale, plus profonde et plus désespérée que n’importe quelle misère physique ? Ne rendrait-il au paysan d’Irlande que son langage, ce serait le salut, car ce serait — ou plutôt : car c’est — lui rendre son âme, avec sa foi et sa vision de l’au-delà, avec la faculté de s’élever au-dessus des tristesses ambiantes dans le monde idéal des traditions et des espérances ; c’est lui rendre l’amour du sol ancestral et le courage dans la lutte quotidienne. Il peut aussi contribuer à faire du sol de l’Irlande un sol où la vie soit moins triste à vivre, et il y a quelque chose de réconfortant à voir les efforts faits à cet égard, depuis quelques années, par la Ligue gaélique et par quelques hommes éclairés, passionnément épris du bien de l’Irlande, comme M. Horace Plunkett, lord Monteagle, pour reconstituer la vie rurale sur de meilleures bases et lui rendre un peu de son charme, de sa gaîté d’autrefois. Ainsi l’on commence à faire revivre dans les villages les amusemens et les distractions d’autan : danses sur la place, concerts donnés par les musiciens ambulans, avec harpes et pipes, assemblées du dimanche, ceilidhe du soir ; on répand des journaux honnêtes et nationaux ; çà et là enfin, on organise pour les paysans des salles de lecture, de récréation, et, chose intéressante, des bibliothèques villageoises de prêt,