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l’innocenter, lui rendit même un commandement lors de la campagne suivante, où sa mort intrépide fit oublier une heure de défaillance.

Mais le chef-d’œuvre de Guillaume fut le parti qu’il sut tirer des excès de son adversaire. A son instigation, la République entière fut inondée, en un clin d’œil, de libelles, de pamphlets, de complaintes en prose et en vers, racontant, amplifiant les massacres de Swammerdam et les incendies de Bodegrave, mêlant le faux au vrai avec un art perfide, représentant l’armée française comme l’assemblage de tous les vices, et Luxembourg, son chef, comme le génie du mal, un « suppôt de l’enfer[1]. » Une brochure éloquente, l’Advis fidèle aux véritables Hollandais touchant ce qui s’est passé dans les villages de Bodegrave et de Swammerdam, véritable réquisitoire fortifié de pièces authentiques, parut en double édition, l’une de luxe, l’autre à bon marché. Romain de Hooghe, le célèbre graveur, y adjoignit huit grandes eaux-fortes, reproduisant les scènes les plus atroces de tueries, de viols, d’orgies de toute espèce, sans reculer devant l’horreur, sans craindre les détails obscènes. D’innombrables imitations, moins véridiques, mais plus brutales encore, se répandirent dans les moindres bourgades, et détournèrent contre l’envahisseur le ressentiment sourd qui s’amassait contre le stathouder dans les simples âmes villageoises. Traduites dans toutes les langues, ces accusations virulentes passèrent de Hollande en Europe. L’Allemagne notamment les accueillit avec une faveur incroyable. Les brochures en langue germanique furent, à partir de l’an 1674, « imprimées et réimprimées tous les ans, » portèrent au loin l’effroi du nom français, vouèrent à l’exécration « l’ennemi mortel » des populations innocentes, le « bourreau » des Provinces-Unies. « Il n’y a pas de doute, écrit un moderne érudit[2], que le duc de Luxembourg, considéré comme l’instigateur de ces forfaits, ne fît dès cette époque l’entretien de tout le peuple allemand. » Et l’indignation populaire, habilement exploitée, seconda, dit-on, utilement l’effort du prince d’Orange pour réveiller ses alliés indolens, secouer la molle apathie de

  1. Un érudit allemand, le docteur Kippenberg, vient de publier à Leipzig un curieux volume, consacré tout entier à la légende du duc de Luxembourg en Allemagne et dans le reste de l’Europe. Je lui ai emprunté plus d’un renseignement précieux. — Die Sage vom Herzog von Luxembourg. — Leipsig, in-8o, 1901.
  2. Die Sage, etc., passim.