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Quel service a rendu à Musset le public qui sifflait la Nuit vénitienne, Musset ne s’en est peut-être jamais douté, mais nous le voyons nettement, nous qui lisons : les Caprices de Marianne, Fantasio, Barberine, On ne badine pas avec l’amour, le Chandelier, Il ne faut jurer de rien. Dans un accès de mauvaise humeur, le poète s’était promis de ne plus rien donner au théâtre : il tenait sa parole, et se contentait d’envoyer au directeur de la Revue des Deux Mondes ses comédies et proverbes. L’un coup il s’était affranchi de toutes les exigences de la scène : il avait conquis sa liberté, il en usait avec délices pour composer un théâtre où il était spectateur autant qu’acteur, se donnant à lui-même la comédie de son esprit et de son cœur. Plus de cadre historique brossé à grand renfort d’érudition hâtive, sauf dans Lorenzaccio, mais un décor créé par le poète, assorti à son humeur, et imaginé à souhait pour s’harmoniser à sa fantaisie. Cela se passe dans une Bavière familiale, dans une Bohême de conte bleu, dans des seigneuries imaginaires, dans des châteaux peuplés de vieilles gens ridicules et aimables, en Italie, en France et partout ailleurs où il vous plaira. L’important est qu’il y ait une place pour s’y rencontrer, une taverne pour s’y enivrer, un jardin pour s’y donner rendez-vous, de grands arbres qui font de l’ombre, une clairière qui laisse filtrer le soleil, un banc de mousse pour y parler d’amour, une fontaine pour s’y mirer, un parterre où cueillir des fleurs pour les mettre en bouquets à Chloris et les faire entrer dans les comparaisons. Le décor s’arrange suivant le besoin de chaque scène : nous étions dans un château, nous voici sur la grande route ; nous étions dans une auberge, et nous voici dans un parc. Sitôt qu’on songe à un personnage, il apparait. « Perdican me demande de lui dire adieu, avant de partir, près de la petite fontaine où je l’ai fait venir hier. Que peut-il avoir à me dire ? Voilà justement la fontaine et je suis toute portée… Voilà Perdican qui approche avec Rosette.  » Les conditions d’espace et de temps sont supprimées ; les choses se passent ainsi dans le rêve où nous voyons les images surgir sans cesse, se suivre sans lien, se succéder sans transition, s’évanouir et se reformer. Une atmosphère de rêve baigne en effet ces pièces légères, noie les contours des paysages, assourdit les teintes des costumes, donne aux êtres comme aux choses on ne sait quoi d’immatériel. Bien qui pèse à l’esprit, rien qui contraigne son caprice, rien qui gêne son essor. Tandis que le décor du drame romantique, avec ses indications minutieuses et précises, s’impose à l’imagination et de toutes parts limite devant elle l’horizon, les quelques traits sommaires,