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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 9.djvu/156

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peut requérir[1]. » Constatons que cette fois le duc de Luxembourg se montra moins docile à suivre les conseils de son impitoyable ami ; soit que les grandes difficultés qu’il allait trouver sur sa route eussent détourné son attention de ce point secondaire ; soit, — comme on aimerait à penser, — qu’il ait senti quelque scrupule à pousser aux dernières limites la ruine et la dévastation dans ces régions infortunées, à raviver, par des exécutions nouvelles, l’exécration amassée déjà sur son nom. Les témoignages, tant français qu’étrangers, s’accordent sur ce point que, — tout en s’efforçant de « tirer de l’argent » des bourgeois et des magistrats et sans négliger de détruire les fortifications des places, — il fut pourtant moins « exact » et moins « dur » que ne le prescrivait Louvois. Au moins épargna-t-il les incendies, le pillage et les violences. A Utrecht, notamment, les choses se passèrent en douceur : « Les Français nous ont quittés, écrira le correspondant de la Gazette flamande[2], en bon ordre, et sans avoir fait aucune insulte à personne, en ayant assez fait d’ailleurs pendant leur séjour. »


La nouvelle de l’évacuation, en dépit des précautions prises, ne tarda guère à se répandre en France. On imagine l’effet qu’elle produisit sur l’opinion publique. Condé connaissait bien le tempérament national, lorsqu’il prédisait à Louvois « la perte de la réputation, le décri général, » que ce brusque abandon entraînerait au premier moment. Dans le pays entier, et surtout à Paris, la surprise et l’humiliation allèrent jusqu’aux extrêmes limites. Après les bravades du début, les succès continuels des deux premières années, on ne pouvait concevoir cette retraite sans combat, cette reculade au lendemain des victoires. L’orgueil froissé parlait plus haut que tous les raisonnemens, et la sage prévoyance d’une mesure nécessaire était partout traitée de démence et de trahison. Si l’on n’osait s’en prendre au Roi, dont la personne sacrée restait hors de toute discussion, l’impopularité tombait sur ses ministres, ceux-là surtout qui dirigeaient la guerre et la marine. Une grêle de couplets satiriques, de sanglantes épigrammes, de quatrains virulens, s’abattait sur les têtes de Colbert et Louvois ; et l’on chantait, en dépit des sergens, aux applaudissemens de la foule :

  1. Lettres des 23 et 24 octobre. — Archives de la Guerre, t. 317.
  2. Relations véritables des Pays-Bas. — Lettre d’Utrecht du 24 novembre 1736.