Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 9.djvu/201

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

attendant quoi, que savent-ils, la chance, le hasard en qui se confient ceux qui ne luttent plus contre la mauvaise fortune. Moi, je pars la rage au cœur, à la recherche d’une caravane hypothétique, où je puisse acheter de quoi nourrir mes affamés. La fatigue et la faim font trembler ma main à ce point, que zèbres et antilopes se rient de mes balles.

Le soir, en proie à de sombres pensées, allongé près d’un ruisseau, je vois arriver un à un, comme des chiens fidèles, mes pauvres faméliques. De loin, cahin-caha, ils avaient suivi le maître sans abandonner un piquet de tente. Pauvres gens ! heureusement, le lendemain matin, alors que cinq grands jours nous séparaient de tout village, une caravane arrive et me vend à prix d’or la farine tant désirée ! Ce fut le dernier jour de misère dans l’Ouganda. Vinrent ensuite les longues étapes monotones pour rentrer à la côte.

J’étais un revenant, et les Anglais furent bien étonnés de revoir le Frenchman qu’ils croyaient tué au lac Baringo. Après mon passage, un officier anglais avait tenté d’y fonder une station : ses soldats avaient été massacrés et on l’avait longtemps cru mort, d’où la confusion.

Le Kronprinz, bateau allemand, m’emporta vers la France, avec le regret d’avoir manqué de temps pour aller au Rodolphe.

La France compte mille officiers, aux âmes d’aventuriers, prêts à risquer leur vie pour le pays et un peu de gloire. Les énergies de la nation sont allées dans l’armée après 70, sous le coup de fouet de nos désastres. Nous attendons, l’arme au bras, chefs sans soldats ; les compagnies complètes en officiers sont à moitié d’effectif ; les batteries au tiers ; en revanche, en temps de guerre, quand l’armée, comme une pieuvre, absorbera les enfans de France, nous ne serons jamais trop nombreux.

L’Afrique et l’Asie sont le champ de bataille des nations. Comme il y a une plus grande Europe, il y a une plus grande France, comme une Angleterre, une Russie, une Allemagne, une Amérique. Tant que le monde ne sera pas alloti entre les cinq grands propriétaires comme un plan cadastral, il sera bon de faire des missions temporaires et d’y employer des officiers. Si nous autres de l’armée, nous réclamons cette tâche, c’est que ces missions sont plus dangereuses que la vraie guerre.

Tous ces pays nouveaux n’ont aucune police intérieure, aucune sécurité. Le voyageur n’y est pas noyé au milieu de camarades