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parce que la nature était en moi mauvaise et rebelle, que je n’ai compris les arts que par la pensée, et le beau que par la philosophie et l’analyse. Pour toi, tu as la nature bonne ; tu as une nature d’artiste et d’orateur, outre la nature de penseur qui nous est commune. Nul de tous ceux que j’ai connus dans mes classes n’avait des dons pareils, et n’avait senti avec cette profondeur : comprends par là combien je tiens à toi, combien je souffrirais de te voir tomber dans l’erreur, le malheur ou l’impuissance, combien sur toi je fonde d’espérances. Ne les renverse pas. Il y a si peu de gens qui peuvent ! Faut-il donc que ceux qui peuvent, ne veuillent pas !

Je serais bien heureux si je savais quel secours peut te retirer de l’abîme où tu enfonces et où tu sens le terrain te manquer tous les jours ; que puis-je, sinon te donner mon exemple ? car tu me croiras et tu ne mettras pas ma sincérité en doute. Sache donc que j’ai les mêmes sujets de tristesse que toi, de plus grands peut-être, qu’ici et nulle part je n’ai personne pour me comprendre, tandis que tu avais deux amis, que je lutte, que je souffre, que je travaille seul, et que cependant je suis tranquille. La sérénité de la pensée finit par apaiser les orages de l’âme ; la hauteur où elle vous porte permet l’indifférence et le mépris, sans détruire la sympathie et le désir. Que puis-je te dire après cela ? Car sans doute, ce que tu souhaites, c’est le bien, le bonheur ; tu ne l’as pas ; et moi, je te dis où il est, non pas par des raisonnemens, tu les méprises, mais par expérience, avec des preuves sensibles.

Que veux-tu de plus ? Pourquoi ne réponds-tu rien aux prières, aux raisonnemens dont je charge mes lettres ? Dois-je croire, comme Spinoza, que « quelquefois une passion s’attache à l’âme de l’homme avec tant de force, qu’il est impuissant à la chasser ? »

Pardonne-moi de revenir tant de fois à la charge ; tu en sais bien la raison ; c’est que je t’aime ; et je crois que cette amitié est de l’espèce la meilleure et la plus forte, puisque ce que j’aime en toi, c’est ton excellente nature que ta faiblesse essaie en vain de gâter. Ne crains pas que cet attachement puisse être altéré par la contrariété de nos opinions ; si je t’exhorte tant à passer dans mon camp, sur ma parole, c’est moins pour jouir du plaisir de notre concorde, que pour te voir arriver au point où le mérites d’arriver, je veux dire à la vérité ! D’ailleurs, au fond