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rejeter la philosophie, et ne pas chercher ses démonstrations ? Tant que sur ta table tu n’auras pas ce bréviaire invincible, je veux dire la géométrie des choses, je ne réponds ni de toi, ni de moi, ni de personne ! La science est une ancre qui fixe l’homme ; qui ne la pas, peut être poussé aux écueils qu’il redoute le moins.

Adieu, et écris-moi le plus que tu pourras. Je te parlerai de ma philosophie quand tu voudras. Mon Dieu n’a rien de commun avec le Dieu-bourreau du christianisme, ni le Dieu-homme des philosophes de second ordre. Il est le positif absolu, c’est-à-dire la réalisation une et complète de tout l’être, et tout en lui et hors de lui est nécessaire comme lui.

Si ceci peut t’attirer à mes opinions, je te dirai que comme loi je crois à la légitimité des passions et à l’identité des lois du monde, et des lois de l’humanité et de la pensée. Seulement il faut s’entendre.

Courage ! et reporte sur moi un peu de l’affection que tu avais pour cet ami que tu as perdu.

Quant au jeune homme dont tu me parles, la première fois que je le verrai, je prendrai par écrit les conseils de M. Guizot.


A sa mère.


Nevers, « décembre 1851.

J’ai écrit à M. N… qui m’a répondu par une lettre affectueuse, mais fort magistrale. Faute de mieux, je m’étais amusé à lui envoyer des épigrammes contre les honnêtes personnes qui m’ont mis dans ce trou. Je comptais sur sa qualité d’hérétique et de railleur pour m’excuser, mais il paraît qu’à quarante ans, tout homme tourne au fade ; la moindre vivacité effraie un bourgeois bien établi ; une plaisanterie contre le pouvoir sent la poudre et les coups de fusil. Il me conseille d’éviter toujours la violence et les injures, de ne lutter contre l’ennemi qu’avec des armes honorables et chevaleresques (!), et de me garder de la traîtrise et des arènes empoisonnées. Il me reproche d’avoir commencé la bataille avec acharnement et sans respect humain contre le clergé. Que sais-je encore ? Il a l’air de me considérer comme une machine infernale prête à faire explosion et mv. supplie de ne pas mettre le feu à la mèche. Moi, le plus mouton des moutons, le plus sédentaire des ours, la plus cloîtrée des marmottes ! Quiconque vit et pense un peu, fait peur à ceux qui sont morts.