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son regard, une force de réflexion pénétrante qui accablait d’avance les à-peu-près et les arguties ; il écoutait ce qu’on pensait plus que ce qu’on disait, et des lèvres closes ne suffisaient pas à lui dérober un secret.

L’esprit admirablement équilibré, il voyait juste, vite et large, discernant à coup sûr, dans chaque situation et dans chaque affaire, ce qui se pouvait et ne se pouvait pas ; il prenait son parti résolument sans se troubler de l’objection, le poursuivait d’un courage tranquille sans se déconcerter de l’imprévu. Il se donnait rarement la peine de vouloir ; s’y était-il décidé, sa volonté était d’une constance inébranlable. Il savait que, quoi qu’on fît, on n’enlève pas sa part à ce que les anciens appelaient la fortune, et cela ne l’arrêtait pas. Toutefois, par une clairvoyante préparation, il faisait cette part aussi petite que possible Dans son courage n’entrait aucune forfanterie, pas plus qu’aucune fourberie dans son habileté. Très sceptique sur les hommes, il en prenait peu au sérieux ; mais il connaissait, à un degré merveilleux, la grande manière de traiter avec eux, de les gagner, de les retenir, de les conduire, et il ne mesurait pas sa confiance à ceux auxquels il s’attachait. Ne redoutant pas le combat sans merci, il recherchait pourtant la conciliation ; quoique ni cruel, ni vindicatif, il n’hésitait pas à passer sur le corps de ceux qui voulaient lui barrer le chemin, sauf à panser leurs blessures s’ils avaient survécu. Homme de fer, sous un air de nonchalance dénouée ou indifférente ; toujours prêt à être héroïque en se jouant.

Il conduisait le Corps législatif par la seule autorité de sa personne, non par celle de sa fonction ; ne le régentant pas, le charmant. Il tenait si adroitement compte des sourdes susceptibilités qu’elles n’avaient pas le temps de se formuler ; il assurait à la minorité la plus large liberté de discussion : en abusait-elle, il la réprimait par une riposte poussée en pleine poitrine, et il ne lui laissait pas l’illusion de croire que, parce qu’il se montrait tolérant, il deviendrait débonnaire.

Si l’homme d’État était un produit de l’étude, Morny compterait des supérieurs, car ses connaissances générales étaient restreintes et il n’avait pas le goût de les accroître. Mais la politique est un art plus qu’une science. On naît homme d’État, comme on naît orateur, artiste, poète. On est César, Richelieu, Napoléon, comme on est Bossuet, Mirabeau, Michel-Ange, Corneille,