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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 9.djvu/369

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de penser, sourdes répressions parfois dissimulées, mais qui n’en existent pas moins. Veut-on faire un mouvement, la menotte se resserre. Lisez, pour vous en convaincre, dans le premier dictionnaire des contemporains qui vous tombera sous la main, les biographies d’écrivains russes ; ce ne sont qu’exils, prison, condamnations, un vrai martyrologe.

Les paysans eux-mêmes voient assez souvent la police leur imposer silence quand ils entonnent le dimanche, pour se distraire, leurs vieux chants cosaques ; que feraient-ils donc, sinon boire ? Cela, personne ne le leur défend, pourvu que ce soit chez eux.

Ceux que je rencontre, aujourd’hui dimanche, ne chantent pas ; ils semblent n’avoir d’autre distraction que de s’asseoir en cercle dans la poussière du chemin, en ayant le plus grand soin de se lever comme un seul homme pour se plier en deux sur le passage du « bienfaiteur. » Rien de drôle comme les enfans qui se rangent précipitamment, tels qu’une brochette de petits oiseaux, en exécutant tous ensemble un exercice comparable au tchi chinois. Une toute petite fille, marchant à peine, y met tant de zèle qu’elle tombe assise du coup et reste ébaubie, la bouche ouverte. Les mères flânent, les bras ballans, leur nouveau -né blotti comme au fond de In poche d’une sarigue, dans un pli du châle maternel.

Je dis à mon guide : — L’hiver doit être lugubre ici. Quand ils n’ont même plus la vie au dehors... Toutes ces chaumières accroupies sous la neige !

Mais il sourit : — Oh ! personne n’a froid, les poêles partout sont excellens ; chez moi, on met du sel et du sable entre les doubles vitres en guise de bourrelet ; chez les paysans, toutes les issues sont bouchées avec de la paille ; ils ne laissent de jour que la hauteur d’un carreau. Manger, dormir, voilà les plaisirs qui restent alors aux Petits-Russiens. Le jour de l’an ce sont des ripailles ; et en toute saison ils se nourrissent bien. Je vois rarement le poisson de ma rivière où pullulent les brochets et les carassins[1].

Pour oublier l’épreuve de la mauvaise saison, il faut parcourir au printemps, la steppe en fleur, une féerie. Vienne seulement avril, il y a trois mois délicieux,... ensuite l’horrible

  1. Espèce de carpe.