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Évidemment mon interlocuteur est de ceux qui se rattachent au vieux temps par tradition, tout en faisant aux idées nouvelles un accueil à la fois bienveillant et précautionneux. Il est plein d’indulgence pour les défauts du peuple russe, quoiqu’il me donne de tristes détails sur la plaie de l’ivrognerie ; les femmes boivent autant que les hommes. Il cite sa cuisinière venant lui dire à brûle-pourpoint : « Je vous avais promis de me corriger. Eh bien, non ! Il faut que je parte, il faut que je boive. Je tomberais malade ! » et vendant ses bardes pour faire des orgies de vodka, en y entraînant tout le village. Puis il y a l’habitude du mensonge, le penchant invétéré au vol : la vieille niania la plus dévouée, qui verserait son sang pour son maître, arrondit néanmoins son petit avoir aux dépens de celui-ci. Mais au fond subsiste une sorte d’innocence ; l’incomparable misère que le froid accompagne, la misère jointe à un héritage de dépendance et de crainte explique tant de choses ! Un pauvre diablement pour esquiver la punition, il prend parce qu’il n’a pas. C’est un peuple enfant sous beaucoup de rapports. Et combien d’excuses pourrait-il alléguer pour être en retard sur les autres nations ! Pendant des siècles et des siècles, il s’est tenu comme une muraille sans cesse assaillie entre l’Europe occidentale et les invasions mongoles. Son seul travail était de les repousser, travail peu favorable à la civilisation. Et tout à coup surgit en pleine barbarie cette superbe figure si nationale de Pierre le Grand, le type même de l’idéaliste russe, mais d’un idéaliste servi par le pouvoir absolu. Il ne savait rien, celui-là, des lois de l’évolution et, les eût-il connues, qu’il eût été homme à essayer de les vaincre. Le plan qu’il forma fut plus grand que nature et si généreux ! Tout apprendre à son peuple, en commençant par tout apprendre lui-même. Sa vie d’ouvrier, dont les humbles produits sont gardés en somptueuse compagnie d’objets d’art, au musée de l’Ermitage, œuvre de menuisier, de tourneur, de mécanicien (il y a jusqu’aux dents qu’il s’entendait à arracher), sa vie de manœuvre, son labeur et sa pauvreté volontaires, frappent l’imagination autant que ses victoires. Il est impossible