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A l’église, ce mot d’une de mes amies russes me revient tous les dimanches : « Nos paysans appartiennent encore à votre moyen âge. » Il est probable en effet que l’affranchissement des Communes dut laisser au bout d’un demi-siècle dans un état à peu près semblable à celui où je les vois ici, les victimes de ce code féodal qui, dans presque toute l’Europe, avait formulé le décret : « Point de terre sans seigneur. » Mais je doute qu’en aucun autre pays se soit jamais rencontrée cette expression résignée, d’une mystique douceur. Chaque fois que je vais entendre la messe dans une des églises qui éparpillent sur la steppe leurs clochers verts ou leurs dômes de métal, je suis remuée au plus profond par la foi ardente qui se manifeste un peu trop sans doute en prosternemens et en signes de croix, mais qui a ses racines dans l’âme, personne n’en doutera, ayant regardé prier un de ces hommes. Ils sont en nombre au moins égal à celui des femmes, tous debout et serrés les uns contre les autres tels qu’un troupeau de moutons, uniformément vêtus de l’humble svitka couleur de terre, au cou la croix de cuivre qu’ils ne quittent jamais et presque aussi déguenillés que dans la semaine. C’est à croire que la plupart n’ont pas d’habits de rechange et cependant, le moment de la quête venu, nul ne refuse son copeck. A beaucoup de vieillards je trouve une curieuse ressemblance avec Tolstoï, qui a voulu en effet être comme l’un d’eux et qui incarne le peuple russe en sa personne.

Je prends dans ma mémoire une église au hasard, une petite église claire et blanche, au tintement de cloches mélodieux. On dirait un joli kiosque de jardin. Elle est entourée d’une enceinte où débordent les fidèles et à la porte de laquelle se tient le marchand de boubliki, car vers onze heures, au sortir de la messe, les affamés de tout âge qui, sans exception, ne doivent rompre le jeûne qu’après l’office, se jetteront sur cette pâtisserie villageoise, le craquelin, pour tromper leur estomac jusqu’au dîner qui les attend très loin peut-être.

Le pope, de petite taille, jeune, maigre, figure hiératique de fresque byzantine, l’œil caressant et fin, la barbe, les cheveux emmêlés de telle sorte que jamais le peigne ne doit passer dans ces longues crêpelures d’un brun roux, presque mordoré, le pope, très beau quand même, n’est pas plus propre sous sa chasuble de velours que le dernier des paysans. On soupçonne en le voyant que la patine ambrée de son teint pâle et mat est de la crasse et