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Marx, et qui, d’ailleurs, n’en est pas moins fausse : Nietzsche s’empresse de la faire sienne. Que la « compensation équivalente, » qui succéda au talion dans la justice barbare, allât jusqu’à imaginer une équivalence entre un dommage causé et une souffrance infligée à l’auteur du dommage causé, c’est encore une idée non moins banale pour quiconque a lu la loi des Douze Tables ou connaît le Shylock de Shakspeare : le créancier était autorisé à couper un morceau de chair du débiteur en échange de la dette : si plus minusve secuerint, ne fraude esto. Comment arriver à pervertir encore davantage cette justice déjà si pervertie ? Nietzsche va y réussir en la présentant comme une belle application de sa doctrine du « droit des maîtres. » La satisfaction de « maître » accordée au créancier en compensation de sa perte, c’est cette joie supérieure qui consiste à « exercer en toute sécurité sa puissance sur un être réduit à l’impuissance, » c’est « la volonté de faire le mal pour le plaisir de le faire » (Nietzsche souligne lui-même ces mots), c’est, enfin, la « jouissance de tyranniser. » Et cette jouissance, à l’en croire, est d’autant plus vive que, sur l’échelle sociale, le rang du créancier est plus bas, que sa condition est plus humble ; car alors le sentiment de supériorité sera plus grand chez le créancier, le morceau de chair « lui paraîtra plus savoureux et lui donnera l’avant-goût d’un rang social plus élevé. » Grâce au châtiment infligé au débiteur, le créancier « prend part au droit des maîtres, » il finit, lui aussi, « par goûter le sentiment anoblissant de pouvoir mépriser et maltraiter un être comme quelque chose qui est au-dessous de lui. » C’est l’avant-goût du Surhomme. « La compensation consiste donc en une assignation et un droit à la cruauté. » C’est ainsi qu’un lieu commun de l’histoire du droit aboutit, dans un cerveau trouble, à une sorte de sadisme juridique et philosophique. « Voir souffrir fait du bien, faire souffrir, plus de bien encore, voilà, dit Nietzsche, une vérité, mais une vieille et puissante vérité humaine, trop humaine. »

Nietzsche, on le voit, n’admet pas la théorie, chère à l’école anglaise, qui fait sortir la justice de l’instinct de vengeance transformé ; mais c’est uniquement parce que, selon lui, l’instinct de vengeance n’est encore qu’une émotion « réactive, » une réponse, une réplique, un choc en retour. Ce qu’il veut, lui, c’est [1]

  1. Généalogie de la morale, trad. franc., p. 85.