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Et nos torses fumans que la scorie encrasse
Ont servi de modèle à mouler la cuirasse,
Et c’est nous, de qui l’œuvre obscur et souterrain
Pour la ville aux dieux d’or fait des portes d’airain.

« Condamnés à la nuit, Cyclopes, nous aurions,
Comme d’autres, aimé le jour et les rayons,
Le soleil, la clarté, l’air vaste, la lumière,
Mais notre race, hélas ! de l’ombre est prisonnière.
C’est ainsi. La sueur nous coule de la peau
Tandis que court la source et glisse le ruisseau
Furtif entre les joncs et pensif sous les chênes,
Et que la Nymphe rit d’être nue aux fontaines !
Le vent frais eût séché nos corps laborieux.
La terre est belle. Non. Les fleurs pour tous les yeux
Multicolores et charmantes sont écloses,
Un sang divin triomphe en la pourpre des roses,
Mais l’œil déshérité qui s’ouvre à notre front
N’était pas fait pour voir ce que d’autres verront,
Et, lorsque l’un de nous en rampant sur le ventre
Se hasarde au dehors debout au seuil de l’antre,
Le chien hurle à sa vue et le troupeau s’enfuit ;
Chacun en le voyant s’écarte devant lui.
C’est en vain qu’un instant au soleil il s’étire.
On a peur. Les oiseaux s’envolent, et le rire
Des femmes s’interrompt en un cri, et l’on voit,
L’une dans le verger et l’autre vers le bois,
Se cacher Lycoris et courir Galatée ;
La flûte du berger se tait, épouvantée,
Si le pas du Cyclope a troublé l’air divin.

« Bien plus. Les Faunes même et même les Sylvains
Nous lancent des cailloux et nous jettent des pierres,
Et notre œil attristé sous sa lourde paupière
Les fait, rire de nous dans leurs barbes. C’est vrai
Que l’ombre nous a faits rauques, gauchos et laids.
Le marteau a rendu gourdes nos mains difformes ;
L’âpre feu nous a cuit le visage. Nous sommes
Tout haletans encor du labeur souterrain,
El notre souffle gronde en nos gorges d’airain.