Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/170

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À leur tête, on le sait, était le comte de Pahlen : il cumulait alors plusieurs grands emplois qui le mettaient en rapports fréquens avec le ministre de la Guerre. Pendant que celui-ci était indisposé, il venait souvent le voir. « C’était, dit encore Mme de Liéven, un homme d’une haute stature, large d’épaules, le front élevé, de la physionomie la plus ouverte, la plus honnête, la plus joviale, plein d’esprit, d’originalité, de bonhomie, de finesse, de drôlerie dans le langage ; une nature inculte, mais forte, beaucoup de bon sens, ferme, hardi, portant la vie légèrement. C’était l’image de la droiture, de la joie et de l’insouciance… Je le voyais toujours arriver avec un plaisir infini ; il ne manquait jamais de me faire rire et il y prenait plaisir. J’étais fort contrariée de me voir renvoyée lorsque la conversation prenait une tournure sérieuse. Il rendait compte à mon mari des incidens de la journée. J’étais de trop pour cela, mais j’étais un peu curieuse et j’obtenais souvent de mon mari la confidence de ce que je n’avais pas entendu. »

C’est ainsi qu’elle apprit qu’un soir, l’Empereur, soupçonnant ses fils de conspirer contre lui, était descendu après souper chez l’aîné, le grand-duc Alexandre, où il n’allait jamais. « Il voulait le surprendre. Il trouva sur sa table, entre autres livres, la tragédie de la mort de César. Cela lui parut décisif. Il remonta dans son appartement et prenant l’Histoire de Pierre le Grand, il l’ouvrit à la page de la mort d’Alexis, et ordonna au comte Koutaisoff[1] de porter ce livre au grand-duc et de lui faire lire cette page. » Pahlen avoua encore à Liéven qu’étant données les dispositions de l’Empereur, il s’attendait d’un moment à l’autre à voir l’Impératrice au couvent et les grands-ducs à la forteresse. Mais il ne poussa pas ses confidences jusqu’au bout. Voyant son jeune collègue malade, incapable de servir, il s’abstint de l’initier au complot.

La princesse n’hésite pas à déclarer que ce fut là « l’une des bonnes fortunes de la carrière de son mari. » — « Je lui ai souvent entendu débattre cette question. Que faire d’une aussi dangereuse confidence ? Sauver l’Empereur, voilà le devoir. Mais quoi ? Livrer à la vengeance, à sa rigueur tout ce que la Russie comptait de plus grand, de plus élevé ? Où s’arrêterait la proscription, alors que les impliqués étaient si nombreux ? L’échafaud, l’exil,

  1. Son ancien valet de chambre dont il avait fait son grand écuyer et son favori.