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aussi que Mme de Liéven n’est plus, au même degré qu’aux débuts de son mariage, l’amoureuse candide et naïve dont la gaieté remplissait la maison, est la dernière de cette période de sa vie. Bientôt après, Alexandre de Benckendorff, nommé capitaine, rentrait à Saint-Pétersbourg pour y remplir ses fonctions d’aide de camp de l’Empereur. La correspondance entre la sœur et le frère fut naturellement interrompue ; ils n’avaient plus à s’écrire puisqu’ils se voyaient tous les jours. Elle ne fut reprise qu’en 1810, lorsque Mme de Liéven se fut installée à Berlin avec son mari. Transporté, sur sa demande, de la carrière militaire dans la carrière diplomatique, il venait d’être nommé ministre de Russie à la cour de Prusse.

De ce séjour à Berlin, qui ne dura pas deux ans, elle ne devait garder que d’assez ternes souvenirs. La mission du comte de Liéven fut sans éclat. Elle ne comportait guère et n’eût comporté pour personne l’emploi de talens diplomatiques. Vaincu par Napoléon, ne régnant que sur un royaume dépecé, où il n’était même plus son maître, le morose Frédéric-Guillaume, abaissé et sacrifié par l’alliance contractée entre la France et la Russie, attendait sa revanche d’une rupture des nœuds qui s’étaient formés à Tilsitt sans profit pour lui. Cette rupture, il l’espérait ; en 1810, tout la faisait présager ; il s’y préparait, secrètement encouragé par Alexandre qui lui aussi la sentait venir. Le rôle de l’ambassadeur impérial à la cour de Prusse se bornait à entretenir ces espoirs, à transmettre les instructions que nécessitaient ces circonstances. Il n’y avait guère place en cela pour l’activité intellectuelle de Mme de Liéven.

D’ailleurs les facultés qu’elle devait bientôt déployer à Londres ne s’étaient pas encore révélées. Elle ne songeait qu’à jouir des avantages attachés à la haute fonction qu’occupait son mari, qu’au bonheur d’avoir ses enfans autour d’elle, de les associer aux satisfactions matérielles et morales qui lui étaient assurées à elle-même. On ne trouve pas autre chose dans les lettres qu’elle écrit alors. Elles ne présenteraient qu’un médiocre intérêt si elles ne témoignaient, dans les récits où elle raconte ce qu’elle voit et répète ce qu’elle entend, du rare don d’observation qu’elle a si heureusement exercé depuis. Sa présentation à la belle reine Louise est narrée par elle non à son frère, cette fois, mais à sa sœur, avec un luxe de détails, qui contribue à en faire le plus piquant tableau.