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rose à bouquets blancs commence de pâlir partout à la fois, sous un ciel couleur de pervenche, tellement saturé de poussière que la lune argentée y paraît blême. Les tourbillons d’oiseaux noirs s’abattent ensemble pour dormir, sur les corniches des palais roses, ils s’alignent innombrables, pigeons et corbeaux, à se toucher, formant de longs cordons sombres. Mais des vautours et des aigles s’attardent en l’air et planent encore. Et les singes libres, qui habitent sur les maisons, se poursuivent, très agités à l’heure du couchage, hauts sur pattes et queue relevée, petites silhouettes étranges qui courent au bord des toits.

En bas, les larges chaussées se dépeuplent, — car les cités orientales ne connaissent point de vie nocturne.

Une des tigresses que l’on apprivoise et qui va rentrer au palais se coucher, bien repue, le bonnet de côté, et pour l’heure bonne personne, est assise au coin d’une rue sur son derrière, entre ses serviteurs assis de même, y compris celui qui toujours la tient par la queue. Ses yeux énigmatiques, d’un vert pâle de jade, fixent un groupe de petits enfans de la famine, qui halettent par terre, à deux pas d’elle.

Les marchands se hâtent de replier leurs étoffes multicolores, de ramasser dans des corbeilles leurs cuivres brillans, leurs plateaux et leurs vases. Ils regagnent leurs demeures, découvrant peu à peu les groupes de décharnés qui gisaient parmi leurs gais étalages. Ces derniers vont demeurer seuls ; pendant la nuit, ils seront les maîtres du pavé.

Ils s’isolent, les groupes agonisans ; autour d’eux, le vide se fait et les révèle plus nombreux. Bientôt on ne verra plus que leurs formes cadavériques et leurs guenilles, dont le sol restera jonché.

Hors des murs, dans la campagne désolée, tous les arbres sans vie se peuplent prodigieusement, à cette heure crépusculaire. Les aigles, les vautours ou les paons magnifiques s’y groupent par famille, formant des épaisseurs au milieu des branchages légers qui n’ont plus de feuilles ; leurs cris du jour peu à peu s’apaisent, finissent en appels intermittens, de plus en plus espacés. Les voix geignantes des paons sont celles qui persistent le plus avant dans le soir, et bientôt les chacals lugubres commencent à y répondre


Dix heures : très tard pour cette ville où tout s’arrête presque