peu d’animaux qui s’habituent à passer près de lui sans terreur.
Cette gorge, par laquelle nous descendons, est peuplée de géans de pierre[1] ; elle est la demeure des colosses des Tirthankars, taillés à même la montagne, debout ou assis, dans des niches, dans des cavernes. Il en est de vingt pieds de haut, complètement nus et presque obscènes dans les détails de leur nudité. D’un côté à l’autre de la vallée, ils se regardent, et nous cheminons au milieu d’eux.
Mais l’armée iconoclaste du Grand-Mogol est passée, au XVIe siècle, par cette route, entre les mêmes personnages, brisant à ceux-ci la tête, à ceux-là le sexe ou les mains, et tous sont mutilés[2].
Il nous semble à présent en apercevoir de nouveaux, là-bas, à travers la chaude poussière dont tout le pays s’embrume... Dans d’autres vallées, qui se découvrent devant nous, dans d’autres rochers, la peuplade immobile se continue ; nous ne la voyons pas finir. Il y a comme de la cendre en suspens dans l’air, et toujours, partout, des éblouissemens de soleil ; la chaleur nous endort, et aussi le tranquille carillon de nos deux cloches ; à mesure que nous descendons, tout se voile de plus en plus, et c’est en demi-sommeil que nous continuons notre marche oscillante, au milieu des géans, dont la notion peu à peu se déforme dans notre esprit...
PIERRE LOTI.