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places tapissaient la montagne, ne forment plus qu’un triste feutrage sans vie. Mais les bêtes qui restent sont, comme toujours, en pleine guerre ; sur le sol, des débris de petits oiseaux s’étalent, déchiquetés fraîchement par les aigles ; partout, de grosses araignées voraces ont tendu des toiles, pour manger les derniers papillons, les dernières sauterelles. Et la magnificence de ce soleil, de minute en minute plus brûlant, comme un brasier qui se rapproche, est sinistre autant que la gloire de Çiva... Le Dieu qui féconde et le Dieu qui tue, comme je pense à Lui, ce matin, en descendant à son horrible sanctuaire ! Et comme je le conçois bien, cette fois, à la façon brahmanique :... Le Dieu qui multiplie les germes des hommes ou des bêtes avec une ironique et folle profusion, mais qui a pris soin, pour chaque espèce créée, d’inventer un ennemi, infernalement armé tout exprès ! Avec quel art inépuisable et minutieux il s’est complu à préparer les dents, les griffes, les cornes, la faim, les virus, les venins des serpens et des mouches ! Au-dessus des étangs où les poissons glissent, il a aiguisé tous les becs des oiseaux pêcheurs. Pour les hommes, qui devaient à la longue se rire des grands fauves, il a sournoisement réservé les maladies, les épuisemens et les vieillesses. Dans la chair de tous, il a enfoncé l’écharde cuisante et stupide de l’amour. Pour tous, il a combiné l’innombrable et ténébreux essaim des infiniment petits ; jusque dans l’eau des ruisseaux clairs, cachant des myriades de destructeurs invisibles, ou bien des germes de vers aux armatures féroces, prêts à dévorer les entrailles de qui viendrait boire... « La souffrance est pour élever les âmes ; » je le veux bien ; mais nos enfans, nos petits, qui meurent sans comprendre, étouffés par un mal inventé pour eux ?... D’ailleurs, je l’ai vue aussi, la souffrance, et la suprême angoisse, et l’inutile prière, dans les pauvres yeux effarés des moindres bêtes... Et les oiselets blessés à mort par quelque chasseur imbécile, est-ce aussi pour élever leur âme ? Et les bestioles de l’air, sous la sucée atroce des araignées ?... Toute cette infinie cruauté, épandue sur le tourbillon des êtres ; tout cela qui est vrai à hurler, qui a été connu de tout temps et ressassé par tout le monde, jamais ne m’était aussi impitoyablement apparu qu’à cette heure, en redescendant aux grottes de Çiva. Et cependant je suis l’un des heureux, moi, et des bien vivans, que la famine proche n’atteindra pas, ni sans doute aucune autre cause d’immédiate destruction. Au plus.