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On ne peut pas s’imaginer l’énervement d’une pareille attente…

12 novembre. — À midi précis, nous chiffrions une dépêche, Maurice et moi, Jean jouait dans le bureau au rez-de-chaussée sur la cour, quand retentit le pas rapide de Panayoti, qui, ouvrant la porte, saute sur son fusil : « Cette fois, ça y est ! »

— Quoi ? fait Maurice se levant en sursaut, tandis que, moi, je saisis bébé.

— Le clairon sonne au konak du vali ! Le bataillon Hamidié charge au bout de la rue, ils marchent au bazar. Tenez, les entendez-vous ?

Et, aussitôt, quantité de coups de fusil.

Maurice, d’un bond, est dans sa chambre, endosse son uniforme, saisit sa carabine et se met à la fenêtre. Il distribue ses ordres : « Toi, Panayoti, dans la rue ! Toi, Mehemet, à l’église ! »

Je confie bébé à Lucie, qui, vite, dresse son lit à elle debout devant la fenêtre pour en faire un abri contre les balles. Elle n’a pas dit un mot, elle a bien sa tête, ma brave payse[1] !

Maurice monte sur la terrasse. De là, nous entendons une fusillade terrible. Par instans, des bruits plus sourds. Je crois que c’est le canon. Maurice dit que ce sont des feux de peloton.

De tous côtés on entend des cris désespérés, des râles, des hurlemens. Cela dure vingt minutes. Puis tout se tait.

Maintenant, un silence de mort. Mon mari redescend lentement. Il est exaspéré contre ces bandits. Je le supplie de rester calme.

Sur son ordre, je prends les munitions et les descends en bas dans le bureau, où sont les armes.

Panayoti, qui garde la rue tandis que Mehemet fait la navette du consulat à la ruelle allant à l’église où il y a 2 000 chrétiens bien enfermés, nous jette de brèves nouvelles. On a tout tué dans le bazar. Pas un Arménien n’a survécu. Quelques-uns s’étaient réfugiés dans un entrepôt, mais la troupe a fait une sape par en dessous. Elle les tue, en ce moment, à coups de baïonnette : c’est pour cela qu’on n’entend plus de bruit. Les soldats repassent au bout de la rue chargés de butin, les mains en sang. Deux officiers sont suivis chacun par un hamal (porteur)

Mon mari me dit : « Je ne peux pourtant pas rester sans

  1. Une Bourguignonne, originaire de la région de Langres comme Mme Carlier.