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— Bien, fait Panayoti tranquillement, en tâtant sa ceinture, je vais le tuer, n’est-ce pas ?

— Je te le défends, mais tâche de savoir pourquoi il m’en veut.

Pendant ce temps, comme tous les boulangers ont été égorgés, on n’a pas de pain. Il faut en faire. Alors le cuisinier, moi, Lucie, retroussons nos manches et nous nous mettons à pétrir. C’est brisant.

Panayoti revient, l’air farouche, et s’en va causer avec mon mari. Il paraît que l’Arménien a tout avoué. Oui, il s’est dit que, si le consul était tué, on croirait que c’est par les Turcs, et alors la France enverrait son armée le venger, — et sauver la nation arménienne. Panayoti a d’abord fait mine de l’étrangler. L’Arménien alors s’est traîné à ses genoux en suppliant.

— Voilà ! et alors qu’est-ce que décide monsieur le consul ?

— Je décide, mon ami, qu’il ne faut rien dire. Si on le savait, on le brûlerait vif...

— Il l’a mérité.

— ... Mais alors la populace égorgerait, soi-disant pour me venger, tous les autres Arméniens. Non, l’air y est mauvais, je ne remonterai plus sur la terrasse, voilà tout !

Le soir. — Discussions aigres de mon mari avec les prêtres grégoriens, qui ne veulent pas assister à l’ensevelissement de leurs morts pour lesquels on a creusé d’immenses tranchées. Etant mariés, ils ne se soucient pas d’exposer leurs enfans à devenir orphelins. Et puis, ils voudraient être payés...

14 novembre. — A neuf heures du matin, la fusillade recommence. Heureusement, c’est encore très loin ; soudain, tandis que la porte est ouverte et que nos gardes sont dans la cour, leurs fusils restés devant la maison, une bande hurlante arrive. Je tenais bébé, je n’ai que le temps de le jeter sur le lit, de saisir une carabine et de tirer au hasard, en appelant. Aussitôt nos soldats sortent et peuvent reprendre leurs fusils qu’on allait enlever, tandis que Maurice et le cawas font un feu roulant. Cette fois, plusieurs hommes tombent, leurs camarades les emportent tout sanglans. Ils s’éloignent, affolés, en criant : « N’allez pas au consulat, il y pleut du feu ! »

La matinée se passe sur le qui-vive. Meurtres et pillages partout. Ce n’était pas la troupe, mais des montagnards du dehors. Il parait que les bords de la rivière sont couverts de cadavres.