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à comprendre et à goûter l’art de Shakspeare que celui qui réussirait à établir définitivement si, oui ou non, le poète a eu une intrigue amoureuse avec Mistress Fitton. Et l’on comprend que sir Leslie Stephen recommande à la reconnaissance du public anglais le « grand service » rendu par les récens critiques qui se sont efforcés de fixer la chronologie des pièces de Shakspeare. Bien plus que sur les maigres témoignages des contemporains, bien plus que sur les déductions psychologiques du genre de celles que j’ai citées tout à l’heure, c’est sur cette chronologie que devra s’appuyer, désormais, toute étude biographique du plus grand et du plus mal connu des poètes anglais.


L’essai de sir Leslie Stephen sur la Littérature cosmopolite au XVIIIe siècle a été écrit à l’occasion du remarquable ouvrage français publié naguère par M. Joseph Texte sur le même sujet. M. Texte, on s’en souvient, affirmait que Rousseau, en imitant les romans de Richardson, avait contribué pour une forte part à introduire « l’esprit cosmopolite » dans la littérature française. C’est de quoi M. Stephen ne disconvient pas : mais il ajoute, à ce propos, quelques réflexions des plus curieuses sur le véritable caractère des emprunts faits par Rousseau à l’esprit anglais.


L’enthousiasme que provoqua en France la Nouvelle Héloïse était dû, sans aucun doute, aux sentimens exprimés dans l’œuvre de Rousseau. Et, de la même façon, c’était le « sentimentalisme » qui avait fait, en Angleterre, le succès des romans de Richardson. Mais peut-on conclure delà que le sentimentalisme de Rousseau soit sorti de celui de Richardson ? Rousseau n’aurait-il pas été tout aussi sentimental si même Richardson n’avait jamais existé ? Le sentimentalisme était-il un produit essentiellement septentrional, transplanté par Rousseau de l’esprit germanique dans l’esprit latin, ou bien n’était-ce pas plutôt le résultat de conditions communes aux deux races ?

Le fait est que, en un certain degré, le sentimentalisme de Richardson était même plutôt contraire à l’esprit anglais. Le véritable représentant du roman anglais, au XVIIIe siècle, était bien moins Richardson que Fielding ; et aujourd’hui encore, pour la grande majorité du public anglais, c’est Fielding qui est, à beaucoup près, le plus lisible des deux. Nous pouvons, avec un effort, nous mettre dans l’état d’esprit convenable pour comprendre Clarisse Harlowe : mais nous n’avons besoin d’aucun effort pour comprendre et aimer les héroïnes de Fielding. Et cependant jamais Fielding n’a eu, hors de l’Angleterre, une popularité comparable à celle de Richardson. Il ne l’a pas eue, précisément, par ce qu’il était trop anglais. Ce grand animal robuste et plein de santé, ce « bon buffle, » comme l’appelait Taine. n’était pas assez délicat pour plaire à nos voisins. Et son