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chérifiennes, il s’est épris de notre civilisation, non pas sans doute par ses côtés les plus sérieux, mais par ceux qui pouvaient le mieux l’intéresser, ou peut-être seulement l’amuser. Son intelligence, quelque vive qu’elle soit, est restée à beaucoup d’égards celle d’un adolescent. Tous nos jeux, tous nos sports lui sont devenus familiers, avec les mouvemens brusques et désordonnés qu’ils comportent, et qui conviennent si mal à la lenteur et à la gravité orientales. On a vu avec scandale le descendant du prophète jouer au tennis. On l’a vu monter en automobile, et faire pour cela des routes dont il aimait ensuite à soulever la poussière. La photographie l’a passionné : il s’y est même exercé sur les femmes de son sérail. Et quand on lui a montré un cinématographe, son étonnement et son admiration n’ont plus eu de bornes. Nous concevons sans peine l’état d’âme du sultan, mais c’est parce que nous avons nous-mêmes des âmes européennes. L’impression n’a pas été la même sur ses sujets. Les Ulémas en particulier, gardiens inexorables de l’antique orthodoxie, ont été d’abord choqués, puis alarmés et indignés. Ils ont tremblé pour l’Empire ; et comme ils représentent, en somme, l’opinion publique dans un pays profondément imbu du fanatisme religieux, leur mécontentement n’a pas tardé à devenir un péril redoutable pour le jeune souverain. Une insurrection a éclaté. On n’y a pas d’abord attaché beaucoup d’importance, parce que l’insurrection est pour ainsi dire endémique au Maroc. La vie du sultan ressemble un peu à celle de nos vieux rois francs, obligés sans cesse de guerroyer, tantôt sur un point, tantôt sur un autre de leur royaume. La fortune des armes ne lui est pas toujours favorable, sans qu’on s’en émeuve beaucoup. Mais, cette fois, la défaite qu’il a subie a dépassé les proportions ordinaires. Ses troupes se sont, paraît-il, complètement débandées. Il a dû lui-même se replier sur Fez à la hâte, et on a cru au premier moment que l’insurrection l’y suivait victorieuse et menaçante, balayant tout devant elle.

L’alerte a été donnée à l’Europe par le correspondant du Times, M. Harris, qui a joué un rôle prépondérant dans toute cette aventure. C’est lui, en effet, qui a été le principal initiateur du sultan à nos arts et à nos industries. Il s’était complètement emparé de l’esprit d’Abd-el-Aziz ; il l’inspirait, il le guidait ; par lui l’influence britannique s’exerçait avec une puissance presque absolue sur un jeune homme qui ne savait pas s’en défendre. M. Harris était un très grand personnage, et il savait faire bénéficier son pays de sa faveur personnelle. Malheureusement, il a dépassé la mesure ; il a tendu la