Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/673

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

souvent sous leur inspiration directe. Il en est ainsi, par exemple, du très curieux ouvrage d’André le Chapelain (Flos amoris ou De arte honeste amandi), sur lequel les belles études de MM. Trojel et G. Paris ont récemment ramené l’attention[1]. Ce livre singulier et précieux n’est pas seulement un traité théorique, un code de l’amour courtois : après avoir exposé les principes, il en fait l’application à un certain nombre de « cas, » soi-disant réels, qui auraient été soumis à l’arbitrage de dames expertes en la matière et dont nul ne pouvait contester le jugement. Que leurs arrêts soient en tout conformes aux principes exposés plus haut, cela ne saurait nous étonner. Elles déclarent, par exemple, qu’une femme mariée peut, sans manquer à ses devoirs d’épouse, donner son amour à un autre qu’à son mari, car l’amour proprement dit ne peut exister dans le mariage ; qu’une femme qui, après avoir octroyé son amour à un chevalier, en épouse un autre ne doit pas pour cela renoncer à sa première liaison, etc. Or, les dames qui rendent ces étranges arrêts sont précisément celles qui nous sont connues d’ailleurs pour avoir exercé sur le développement de la littérature romanesque ou lyrique une influence décisive : c’est cette Eléonore de Poitiers, successivement femme de Louis VII et de Henri Plantagenêt ; sa fille Marie, épouse de Henri Ier de Champagne ; Aélis de France, seconde femme de Louis VII, belle-sœur de Marie ; une comtesse de Flandres (probablement Elisabeth de Vermandois) et Ermengarde de Narbonne. M. G. Paris remarque que presque toutes gouvernèrent plus ou moins directement leurs États ; elles jouissaient donc d’une indépendance suffisante pour pouvoir en toute liberté exprimer ou faire exprimer par d’autres les idées les plus hardies. Toutes avaient autour d’elles ce qu’on appellerait aujourd’hui des gens de lettres, poètes, romanciers ou chroniqueurs : Eléonore d’Aquitaine, qui vécut successivement dans les trois cours de Poitou, de France et d’Angleterre, paraît avoir servi de trait d’union entre la littérature du Midi et celle du Nord ; Marie de France inspira à Gautier d’Arras son Eracle, à Chrétien de Troyes le Conte de la Charrette, dont elle lui fournit non seulement la matière, mais le « sens, » c’est-à-dire l’esprit, cet esprit même que nous avons défini plus haut. C’est la même atmosphère que Chrétien de Troyes

  1. E. Trojel, Middelalderens Elskovshoffer, Copenhague, 1888. — G. Paris Compte-rendu de ce livre dans le Journal des Savans, nov. et déc. 1888.