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II

Cette source, il faut vraisemblablement la chercher dans le changement profond qui, vers la fin du XIe siècle, s’était opéré dans les mœurs et que j’ai essayé de caractériser dans un précédent article[1]. Entre 1050 et 1100, disais-je en substance, grâce à l’accroissement de la richesse et de la sécurité publiques, la vie de société avait commencé à naître. Les massifs châteaux, bâtis uniquement en vue de la défense, s’étaient enfin ouverts à des assemblées et à des fêtes. Les grands seigneurs avaient pris l’habitude de s’entourer de cliens, chevaliers pauvres, soudoyers, jongleurs, qui, en temps de guerre, devenaient des soldats, et dont la présence embellissait les loisirs de la paix. Les rois d’Angleterre, qui résidaient le plus souvent en Normandie, les ducs d’Aquitaine, à Poitiers ou à Bordeaux, les comtes de Toulouse, faisaient assaut d’élégance et de luxe ; et nous avons vu que des seigneurs de rang bien inférieur, comme les comtes de Limoges, les humbles vicomtes de Ventadour, essayaient de rivaliser avec eux. Ce changement ne s’accomplit point sans de graves désordres et une véritable crise des mœurs publiques. On se précipitait dans le plaisir avec la fougue de natures jeunes, que le christianisme n’avait pas réussi à pénétrer profondément. Il semblait que les grands mesurassent leur puissance et leurs richesses au nombre de leurs bâtards : Henri Ier d’Angleterre en eut jusqu’à douze et les généalogistes ne sont point d’accord sur le nombre de ceux qui pullulaient autour de la dynastie des Raimon de Toulouse. Les prédicateurs se répandent en lamentations sur les désordres qui affligeaient la haute société, et les satiriques ou moralistes profanes leur font écho. Les hommes mariés, nous disent-ils, tombent dans les pires désordres ; leurs femmes ne les imitent que trop, ou du moins elles le feraient volontiers ; mais ceux-ci, pour les en empêcher, les traitent en esclaves. Guillaume IX, dans une pièce fort spirituelle, qui doit être de l’extrême fin du XIe siècle, nous montre une dame implorant son appui contre un mari qui l’enferme, et il prévient charitablement le jaloux que c’est là le meilleur moyen pour attirer sur lui le malheur qu’il redoute : « Je vous

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1899, p. 367 et suivantes.