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en eux le sentiment de leur dignité. Il faut voir sur quel ton de parfaite égalité un simple gentilhomme devenu d’église, comme Peire Rogier, un chevalier ruiné comme Rambaut de Vaqueiras, s’adressent à un prince d’Orange, à un marquis de Malaspina ou de Montferrat. L’humilité de leur situation ne leur en imposait donc nullement en face de leur seigneur ; il pouvait donc se faire aussi qu’elle ne mît pas la femme de celui-ci à l’abri de leurs sollicitations ou de leurs hommages. « Il faut se représenter, dit Mme Vernon Lee, ce qu’était un château du moyen âge : c’est une copie en miniature d’une ville de garnison dans une contrée barbare. Il s’y trouve une énorme prépondérance numérique d’hommes ; au chef suprême seul, peut-être à quelques-uns de ses subordonnés immédiats, est permis le luxe du mariage. Les autres nobles sont des subalternes, jeunes gens sans fortune, venus là pour apprendre l’art militaire ou se former à la vie mondaine : donc, toute une masse d’hommes sans femme, sans foyer et sans fortune. Au-dessus d’eux la châtelaine, fière des richesses et des fiefs qu’elle a apportés à son mari… Elle n’a pas d’égale : ses suivantes tiennent le milieu entre la femme de chambre et la dame d’honneur ; tout au plus trouve-t-on dans le château les femmes de quelques subordonnés du seigneur ou quelqu’une de ses parentes, recueillie par charité. Autour de cette châtelaine tourbillonne tout le jour l’essaim des jeunes hommes : ils la servent à table, peuvent, comme pages, être admis dans ses appartemens… Elle leur apparaît comme une déesse, comme la personnification de cette supériorité féodale devant laquelle ils s’inclinent, de cette perfection sociale qu’ils sont tenus de poursuivre, et de ce sexe que presque seule elle représente dans le château. Lui plaire devient leur idéal ; être distingués d’elle, leur suprême ambition ; en être aimés — eux, humbles mortels, par cette divinité — cette pensée doit parfois traverser leur esprit et faire passer en eux un frisson de délicieuse angoisse[1]. »

Il peut y avoir dans ce tableau quelques traits de fantaisie, mais l’hypothèse développée dans cette jolie page doit être juste. Elle suffit, en effet, à expliquer deux des particularités les plus singulières de la chanson provençale.

Elle explique d’abord toutes ces formules empruntées au

  1. Mediœval Love, dans Euphorion, p. 350. Londres, 1899.