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de l’originalité. Comme on ne pouvait, semble-t-il, toucher à l’essence du genre, dont la vogue durait toujours, on se rabattait sur les artifices de la forme, et c’est par-là que tous les troubadours qui passèrent pour des maîtres essayèrent de renouveler un genre prématurément usé. L’histoire de la poésie provençale se confond avec celle de ces tentatives de rajeunissement, qui, ne portant que sur la forme, étaient fatalement vouées à l’insuccès. Ce sont les plus curieuses ou les plus extravagantes de ces tentatives que je voudrais ici passer en revue ; elles ont suffi pour tirer de pair ceux qui les ont tentées, et je ne citerai que des poètes qui ont, aux yeux de plusieurs générations, passé pour des maîtres


IV

Si l’on excepte Guillaume IX, trop grand seigneur pour se donner beaucoup de peine, et Bernart de Ventadour, trop sincère pour tomber (au moins d’ordinaire) dans ces puérilités, la plus ancienne génération de troubadours connus, — et cela seul suffirait à nous convaincre qu’elle a été précédée de plusieurs autres, — se compose presque tout entière d’artisans, extrêmement laborieux et subtils, de mots, de rimes et de rythmes. Là ; recherche ne porte pas sur le même objet, mais elle est poussée également loin. Marcabrun et son disciple Peire d’Auvergne affectionnent surtout les mots aux sonorités éclatantes, les dérivés ou composés bizarres et énigmatiques ; c’est toute une végétation étrange et luxuriante de vocables inouïs, dont beaucoup ne se trouvent pas ailleurs et ont dû être, sinon forgés, au moins altérés, en vue de l’effet. Surtout leurs vers se hérissent de métaphores aux couleurs criardes, qui tirent l’œil et inquiètent l’esprit. Marcabrun veut-il prophétiser la prise de Cordoue par les chrétiens ? « Nous ferons, dit-il, maigrir les Maures de Cordoue. » S’agit-il de flétrir les lâches qui restent chez eux au lieu d’aller à la croisade ? Il les appellera des « entonne-vin, » des « souffle-tison, » des « presse-dîner, » des « croupe-à-terre. » Quand arrivera leur dernière heure, « ils ne donneraient pas de mille marcs un ail, tellement la mort leur rendra la richesse puante[1]. » Il nous montre l’arbre Avarice, dont Mauvaiseté est

  1. Emperaire, per mi, dans Raynouard, IV, 129.