Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/691

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui chantent si souvent la Vierge Marie, les tristes rimeurs de la « gaie » science, qui ne chantent plus guère qu’elle, n’eurent pas à créer un vocabulaire nouveau. La chanson pieuse n’eut qu’à s’étendre doucement dans le lit de la chanson courtoise, décidément évincée ; on comprend qu’elle n’ait jamais fait qu’y languir et qu’elle s’y soit finalement éteinte, après une agonie de cent cinquante ans.


V

Ces tentatives, à force de se répéter, eussent-elles enfin abouti ? Après tant de stériles incursions dans le domaine de la convention, les troubadours pouvaient-ils revenir au simple et au vrai, réaliser cet accord entre l’art et la vie, dont ils ne paraissent même pas avoir soupçonné la nécessité ? C’est ce que nous ne saurons jamais, puisque, par suite des circonstances que l’on sait, la poésie profane dut, vers la fin du XIIIe siècle, faire place à une poésie morale et religieuse, qui eut du reste le grand tort de s’en inspirer servilement. Mais l’expérience, interrompue dans la France méridionale, fut reprise presque aussitôt sur différens points de l’Europe : la chanson provençale, transportée au Nord de la Loire, en Espagne, en Portugal, en Allemagne, en Italie, allait, au moins sur quelques-uns de ces points, se développer d’une façon originale, produire des floraisons inattendues et donner l’éveil à une poésie nouvelle, plus vivante et variée qu’elle-même ne l’avait jamais été.

Il n’en fut pas ainsi, et le fait a de quoi nous étonner, dans la France du Nord. On ne relèvera, chez les trouvères, ni une idée, ni une image, qui n’ait déjà servi aux troubadours. Les conditions sociales étaient si semblables, les deux langues si voisines que la chanson put s’acclimater au Nord sans y faire cet effort d’adaptation d’où eût pu sortir un rajeunissement. Ce qui est plus singulier, c’est que cet effort n’ait même point été tenté. Quand la chanson descendit des cercles aristocratiques, où elle avait d’abord été accueillie, à la société bourgeoise des grandes cités commerçantes de l’Artois et de la Picardie, les bourgeois et les clercs d’Arras, dont le style est si vif, si acéré, dans leurs « dits » moraux et satiriques, s’expriment dans la chanson avec la froideur guindée d’un Gace Brûlé et d’un Thibaut de Champagne. La chanson en effet, ne fut jamais pour eux qu’un simple