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de Philippe-Auguste. Les canzoni de Dante testent le « livre scellé » qui ne peut être entr’ouvert qu’après une longue et assez pénible initiation. C’est que Vogelweide a dégagé de la poésie courtoise (ou plutôt, peut-être, y a fait entrer) tout ce qu’elle pouvait contenir de vérité générale et humaine, et que Dante, au contraire, s’est volontairement asservi à une tradition qui avait fini par en bannir presque complètement cette vérité. Déjà les rimeurs juristes de Bologne, et après eux le pesant Guittone d’Arezzo, poussant à l’excès les tendances philosophiques et morales si sensibles chez Folquet de Marseille et quelques-uns des derniers troubadours, avaient fait de la chanson une province de ; la métaphysique ; Guinicelli, l’inventeur du dolce stil nuovo, n’avait pas su (ou voulu) se dégager de ce fatras : il avait seulement, par de nobles et claires images, fait pénétrer un peu de lumière dans le monde blafard des nuageuses entités. C’est tout l’héritage de ses devanciers que Dante recueille : il accepte les définitions et les syllogismes de Guittone, comme les abstractions des Bolonais ; il emprunte à son ami Guinicelli le « beau voile » des lumineuses images ; il veut, en outre, et c’est en cela surtout que consiste son originalité, que le poète croie à son œuvre, qu’il y mette tout son cœur, qu’il se borne à écrire sous la dictée du maître intérieur[1]. Mais cette idée, quelque féconde qu’elle soit, ne suffisait point à renouveler la poésie lyrique : nous retrouvons chez lui les allégories et les symboles, les soupirs, les pensers, les « esprits » qui dialoguent ou luttent entre eux, en somme toute la vieille défroque scolastique. Chez lui comme chez tous ses prédécesseurs, platoniciens avant la découverte de Platon, la dame n’a plus rien d’humain : elle est « angélisée, » comme on disait alors ; c’est un rayon céleste descendu sur la terre pour l’illuminer, symbole du beau et du bien. Nous voilà donc aussi loin que possible de la réalité sensible. Mais

  1. C’est ainsi que je comprends, comme M. Zingarelli et, je crois, la plupart des commentateurs, le fumeux passage du Purgatoire (XXIV, 52) :
    … Io mi son un che, quando
    Amor mi spira, noto, ed a quel modo
    Che detta dentro, vo significando.
    Je dois dire que M. V. Cian a récemment exprimé, sur la poésie du dolce stil nuovo et ses rapports avec les écoles antérieures, des idées notablement différentes, qui m’ont paru plus ingénieuses que solides et que ce n’est pas ici le lieu de discuter (I contatti letterari italo-provenzali e la prima rivoluzione poetica della letteratura italiana, Messine, 1900).