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nous découvre, un instant rapprochées, deux héroïnes inégalement pures, mais douces, et tristes, et touchantes également : Françoise et Desdemone, sœurs par leur infortune et par notre pitié.

L’effet musical n’est pas moindre, et sublime est ici la mélodie, ou plutôt la mélopée.

C’est bien une mélopée qu’il fallait : je veux dire le contraire d’un couplet ou d’une romance ; quelque chose de vague et surtout de populaire, afin que le peuple s’unît à l’angoisse de la jeune patricienne et que la cité semblât partager la détresse de son enfant. Ainsi la beauté dramatique, humaine, s’accroît de cette beauté des choses et des lieux que j’allais, mais que je n’ose plus dire immortelle, puisque à Venise justement elle se meurt. Elle est bien, la triste cantilène, de celles qui flottent dans les nuits de Venise et sur ses eaux. Libre et comme improvisée, elle a des éclats, des écarts aussi qui déchirent. Qu’elle traîne les sons, ou les précipite, ou les brise ; soit qu’elle s’élance vers les notes hautes, soit que sur celles du bas elle retombe et s’écrase, tantôt elle fond le cœur et tantôt elle le fend. L’admirable chant a des résonances lointaines. Il fait un sombre pendant à la chanson matinale et claire qu’au début de Guillaume Tell, une barque aussi porte sur d’autres flots. Il est le signe enfin d’une rencontre encore plus glorieuse et peut-être unique entre deux génies, entre les deux génies de la race. Voilà la seule page rossinienne où la rieuse Italie se soit souvenue de l’Italie dolente et ne fait pas seulement comprise, mais égalée. Est-ce la poésie qui porta si haut la musique ? Peut-être ; mais la musique alors ne fut pas ingrate. Les sons ont agrandi, creusé la parole déjà si vaste et si profonde. Ils ont ajouté à son âme, et c’est unie à la musique de Rossini, que, depuis un siècle bientôt, la maxime de Dante étend son voile de mélancolie, non seulement sur le front de « Desdemona pensive, » mais sur celui de tout infortuné qui se souvient du bonheur.

L’autre page de musique, et de musique italienne, inspirée par la poésie de Dante et digne d’elle, est une des dernières œuvres de Verdi : les Laudes à la Vierge, récitées par saint Bernard au début du dernier chant du Paradis. La prière est écrite pour quatre voix de femmes sans accompagnement « Voci bianche, » dit la partition. Elle dit mal, car la beauté de ce quatuor vocal consiste au contraire dans la délicatesse et la variété