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les railler, assez prudent pour que ses railleries ne l’exposassent point directement. Mais le témoin le plus gênant pour Blücher était le chef de l’un des corps d’armée russes. C’était un gentilhomme français qui s’est chargé de souligner lui-même, dans ses mémoires[1], le contraste original des grâces du XVIIIe siècle français égarées au milieu de l’intempérante grossièreté des patriotes allemands. Le comte de Langeron n’était point un émigré. Il avait quitté la France en 1787, et son esprit aventureux de soldat de fortune, qu’il tempérait d’une mesure de bon goût et de bonne éducation, l’avait poussé dans l’armée russe. Il y avait fait la guerre contre les Turcs ; il avait joué son rôle à la bataille d’Austerlitz. Il était de la pléiade de Français dont Alexandre s’entourait. Avec Saint-Priest, Rochechouart, le baron de Crossard, il y représentait la vieille France, que l’éclectisme d’Alexandre associait, dans cette œuvre antinationale, aux transfuges de la France nouvelle, à Moreau, à Bernadotte, à Rapatel. Langeron commandait le plus important des corps de l’armée de Silésie Il avait sous ses ordres 44 000 hommes. Il était fort ancien général. Nous verrons qu’il avait été destiné à servir de modérateur et de surveillant à Blücher.

Cependant, malgré toutes ces précautions, malgré le mélange des nationalités, l’armée de Silésie n’en a pas moins porté l’empreinte apparente des passions ardentes et brutales, et aussi des tendances à l’intrigue secrète, qui distinguaient l’action des patriotes prussiens. Elle a dû surtout cette empreinte à la personnalité puissante de ses deux chefs, intimement associés dans une œuvre commune : à Blücher et à Gneisenau.

Blücher, tout incomplet qu’il est, tout simple qu’il paraît dans sa violence intempérante d’offensive, est un personnage plus complexe qu’on ne serait tenté de le penser au premier abord. Il avait déjà marqué sa trace dans l’histoire de la Prusse, conservant sa vigueur jusque dans la retraite qui suivit Iéna, emporté et ardent dans les conspirations des patriotes prussiens en 1814, impatient d’offensive sur les champs de bataille de la campagne de printemps. Il avait soixante et onze ans lorsqu’il s’engagea dans la campagne qui consacra sa gloire, et où il assumait pour la première fois les charges et les responsabilités du

  1. Mémoires inédits du comte de Langeron, dont l’original est conservé aux Archives du ministère des Affaires étrangères sous le titre : Journal des campagnes faites au service de la Russie par le comte de Langeron, général en chef.