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passion dominante, même le sentiment monarchique fort attiédi au spectacle des souverains légitimes domestiqués par Napoléon. Il dissimulait encore moins ses liens avec les publicistes et les professeurs de l’Allemagne ; car il avait installé, à côté de l’état-major militaire de Blücher, tout un état-major civil, qui ne forme pas l’un des traits les moins originaux de l’armée de Silésie. Gneisenau avait réuni là, plus d’un ancien agent des conspirations antinapoléoniennes engagé aux premières heures dans les détachemens de chasseurs volontaires ou dans la landwehr. C’était Steffens, le professeur d’histoire naturelle, dont un discours enflammé à son cours de l’Université de Breslau avait entraîné tous ses élèves à s’enrôler le premier jour dans les détachemens de chasseurs volontaires. C’étaient des fonctionnaires comme Charles de Raumer, ou Eichhorn, ou Häkel. C’était enfin, le célèbre Jahn, le père des sociétés de gymnastique, qui n’avait guère d’autre titre à se trouver là que la violence brutale d’un sentiment patriotique peu éclairé.

Tous ces héros de parole ou de plume avaient quelque peine à se transformer en héros de guerre. Assez désemparés les jours de combat, trouvant que c’était trop peu pour eux de risquer leur vie dans le rang, nullement préparés à l’exercice du commandement, ils n’avaient point facilement trouvé leur emploi. L’un d’eux nous raconte la désillusion qu’il éprouva, le soir de Lützen, en écoutant, dans la voiture qui ramenait Scharnhorst blessé et Clausewitz du champ de bataille, le dialogue des deux officiers. Clausewitz exprimait le regret que Steffens, son cousin, ne pût rendre que de médiocres services dans le bataillon où il s’était enrôlé, et fût réduit à l’état de « chair à canon. » Il demandait à Scharnhorst de l’appeler à l’état-major. Et Scharnhorst de répondre : « Eh ! que voulez-vous que nous en fassions ! Ses discours nous ennuieront très vite. Mais, après tout, n’est-ce pas un professeur de sciences naturelles ? Ces Messieurs sont souvent fort amusans. Il pourra nous distraire. Oui, oui, faites-le venir, je compte sur vous pour cela, Clausewitz. »

Gneisenau avait repris l’idée de Scharnhorst et de Clausewitz ; il avait associé les volontaires venus des chaires universitaires ou des milieux éclairés à la vie de l’état-major. Ils apportaient à sa table, où il les réunissait, un mouvement d’idées qui lui plaisait : l’esprit de la conspiration patriotique, l’ardeur et la confraternité d’esprit. Les matins de bataille, ils escortaient le général