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train de devenir un immense pays industriel ; la Russie se couvre d’usines ; au midi l’exploitation des mines attire de loin une multitude d’ouvriers dont le contact fait faire au peuple des villages voisins plus de chemin qu’il n’en avait franchi depuis des siècles ; le travail d’hiver des fabriques est remplacé sur beaucoup de points par un travail permanent à mesure que les grandes manufactures, favorisées dans leur expansion par un tarif protecteur, supplantent les petites et ne donnent plus aux hommes qu’elles emploient le loisir d’aller cultiver leurs champs une partie de l’année. Le prolétariat dont le parti de la réaction s’est servi si longtemps comme d’un épouvantail, apparemment chimérique, commence tout de bon à poindre, mieux encore à se développer, à s’organiser. D’autres plus compétens que moi parleront des périls dont l’avènement de cette nouvelle force sociale menace la Russie. Je voudrais indiquer ici à travers le pêle-mêle de mes impressions personnelles, pourquoi elle a tant tardé à naître, quel état de choses a précédé son éclosion, montrer enfin comment les paysans russes, ayant toujours été depuis des siècles des artisans, seront prêts, le moment venu, à répondre aux exigences nouvelles de l’industrie.


Dans une précédente étude[1] nous avons noté les ressemblances qui existent entre Américains et Russes, encore que les premiers soient par excellence des organisateurs et que les autres représentent en général tout le contraire de l’ordre. L’une des tendances que les deux peuples ont le plus évidemment en commun, c’est l’instinct nomade. Pionniers américains et paysans russes se portent avec le même entrain vers les terres neuves à défricher sans se laisser arrêter par les liens de l’habitude qui ailleurs attachent si étroitement l’individu au coin de terre natal. C’est cet élan de migration qui a colonisé la steppe ; c’est lui qui annuellement emporte hors de chez eux les campagnards de la Grande-Russie. Dès le premier pas que je fis dans la Petite, j’en eus la preuve sur le parcours de la ligne du chemin de fer ouvert de Kiev à Poltava. Tous les travaux de cette voie du midi étaient faits par des Russes du Nord. On les reconnaît à la chapka qui les coiffe, à la chemise de couleur vive retombant par-dessus les chausses prises dans de hautes bottes, à une

  1. Femmes russes, Revue du 15 octobre 1902.