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Le voyageur fait son prix ; on marchande, on discute, on crie ; d’autres drojkis se précipitent ; le plus ou moins de concurrence décide du salaire, généralement modique, bien que les premières prétentions aient été hautes. Et vous voilà emporté au pas égal et allongé d’un excellent cheval qui mériterait de traîner un meilleur véhicule ; vous filez comme le vent au milieu du tumulte des rues où aucun accident n’arrive, car le paysan russe naît bon cocher comme il naît beau danseur. A travers l’encombrement des marchés, par les montées rapides, les descentes en abîme, les chemins défoncés des faubourgs, le drojki vole, son conducteur n’oubliant jamais néanmoins de se signer devant chacune des 440 églises qui restent à Moscou sur les 1 600 qu’elle possédait du temps de Napoléon. De même il se découvrira dévotement, quelque temps qu’il fasse, pour passer sous les longues voûtes de la porte Spaskiia, où brûle nuit et jour une lampe devant le Sauveur. Il faut dire qu’aucun homme, fût-il juif, n’a encore manqué à l’ordre absolu donné par le tsar Alexis Mikhaïlowitch qui apporta l’image vénérée de Smolensk.

C’est aussi à Moscou, la ville la plus commerçante de toute la Russie, qu’on peut le mieux se rendre compte de la situation des paysans ouvriers. Ils affluent par milliers dans les fabriques.

Le gouvernement de Moscou est le seul dont les paysans n’émigrent pas, tant les métiers y sont prospères. Mais de toutes les autres provinces les hommes partent au nombre, me dit-on, de plus d’une million et demi. Tout en restant liés par d’indestructibles chaînes à la commune rurale, ils envahissent au loin les usines. Longtemps ces pauvres gens eurent le travail de fabrique en horreur et ne s’y laissaient contraindre que par la dure nécessité, ce qui se conçoit d’après les nombreux rapports antérieurs à 1900, exposant la situation lamentable de l’ouvrier. Il faut voir, par exemple, le portrait que le professeur Roussakoff, après une visite dans les ateliers du gouvernement de Moscou, trace des ouvrières de tout âge à partir de quatorze ans. Malheureuses créatures qui n’ont jamais eu d’enfance ni de jeunesse, paquet informe de haillons mal attachés sur une épouvantable maigreur, rides précoces labourant des visages qui expriment l’épuisement. Courbées sur leur métier, elles travaillent dix-huit heures sur vingt-quatre, recevant pour cela vingt-cinq roubles par an ! Et le salaire de l’ouvrier mâle, quoiqu’un peu supérieur, suffit tout juste à l’empêcher de