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de Benjamin Constant d’avoir mérité cette flétrissure, mais c’est l’honneur de Mme de Staël de la lui avoir infligée.

Si Mme de Staël est incapable d’aucune bassesse, même dans la haine, la pitié et la générosité sont aussi bien parmi les traits essentiels de sa nature. Cela explique son attitude pendant la dernière période de l’Empire agonisant et définitivement condamné. Ici encore, la réalité des faits est en désaccord avec le témoignage de Mme de Staël. Tandis qu’elle veut, aux yeux de la postérité, passer pour avoir été irréconciliable, au contraire elle s’est laissé adoucir. Elle avait eu, pendant le séjour de l’île d’Elbe, l’occasion de rendre service à l’Empereur dans une circonstance singulière que rappelle M. Gautier. « Un jour, elle est avertie par un de ses amis que deux sicaires ont formé le projet de se rendre à l’île d’Elbe pour assassiner Napoléon. L’imagination de Corinne s’enflamme ; son cœur s’émeut ; elle accourt à Prangins, hors d’haleine. Ce jour-là, Joseph recevait Talma à sa table. Mme de Staël leur fait part du complot, et, avec l’impétuosité de son caractère, s’offre à partir sur-le-champ pour l’île d’Elbe. Talma lui dispute cet honneur. Il fallut que le prudent Joseph les mît d’accord en choisissant comme envoyé un personnage obscur, moins capable d’attirer l’attention que l’illustre tragédien et la femme célèbre. » Napoléon pouvait donc lui dire à son retour en France qu’il savait combien elle avait été généreuse pour lui pendant ses malheurs. La glace était rompue. Joseph Bonaparte fut le trait d’union entre elle et Napoléon. D’ailleurs Napoléon se donnait pour respectueux de la liberté, appelait Benjamin Constant à rédiger l’Acte additionnel. Mme de Staël se rallie à une cause qui lui semble bien être celle de la France et de la liberté. Et tandis que jadis elle se servait de son influence pour exciter contre Napoléon les nations étrangères, dans une lettre adressée à Crawfurd et destinée à être mise sous les yeux du prince régent d’Angleterre, elle affirmait les intentions libérales et pacifiques de Napoléon. Elle plaidait pour lui contre l’Europe. C’était la situation retournée.

Il reste à montrer quelle fut la portée de l’opposition faite à Napoléon par Mme de Staël, et pourquoi il vit toujours en elle sa plus redoutable ennemie. Aurait-il pu, avec plus d’adresse, moins d’impatience et de raideur, en faisant des concessions à sa vanité, rallier à lui Mme de Staël ? On l’a beaucoup dit ; rien d’ailleurs n’est plus incertain, attendu qu’il y avait entre les deux adversaires une profonde antipathie de nature et, sur tous les points essentiels, une complète divergence de vues. Ce qui est établi au contraire, c’est qu’il aperçut