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patiemment. Mais, quand il avait fini, et qu’on avait fini de le complimenter, lui-même et son auditoire avaient l’impression d’avoir suffisamment sacrifié au « grand art. » Et alors Schubert, ou l’une des demoiselles Frœlich, se mettait à chanter les derniers lieds du jeune maître, les Cinq Chants sur des Poèmes de Walter Scott, où le piano, avec ses arpèges, rappelait la harpe des bardes écossais, et la Jeune Religieuse, dont la plainte se mêlait, tour à tour, au fracas du tonnerre et au son lointain des cloches d’une église. Tous les yeux brillaient sous les larmes. Et soudain Schubert attaquait une danse, une allemande, une scottisch, un lændler, — choisissant à dessein des tonalités à nombreux dièses ou bémols, fa dièse majeur, la bémol mineur, pour que, sur les touches noires, ses gros doigts puisent courir avec plus d’aisance. Ah ! l’excellent petit Schubert ! personne ne s’entendait comme lui à rendre la vie aimable ! On écartait les chaises, les mains se joignaient, et bientôt tous les cœurs s’étaient consolés de la plainte tragique de la religieuse.

À minuit, les Schubertiens se retrouvaient dans la rue. Marchant l’un derrière l’autre, au milieu de la chaussée, ils chantaient en canon un air formé des notes do, la, fa, fa, mi, mi, ce qui, traduit en lettres, signifiait caffee. Malheureusement les cafés étaient fermés : on allait donc dans les brasseries, où l’on buvait encore quelques chopes de bière pour bien finir la journée. Et parfois Schubert s’apercevait, tout à coup, qu’il avait oublié de composer un quatuor vocal, promis à des camarades pour le lendemain. Aussitôt ses amis tiraient de leurs poches un livre, un journal, contenant des vers : des vers de Goethe ou d’un rimailleur anonyme, une ode romantique ou une chanson à boire. Ils savaient que, pour Canevas, tout était également bon à mettre en musique ; ne l’avaient-ils pas vu, certain dimanche, improviser un lied sur le texte, en simple prose, de l’évangile du jour ? Et, en effet, Schubert se mettait aussitôt en devoir de composer son quatuor : de sa belle écriture de maître d’école, il inscrivait le titre, notait le chant et les paroles des quatre parties, copiait, au-dessous, le reste des couplets. Puis on déchiffrait l’œuvre nouvelle, séance tenante, on buvait une dernière chope, et l’on montait se coucher, après s’être donné rendez-vous pour le soir suivant.


Ainsi vivaient ces deux hommes, Beethoven et Schubert, les deux plus grands musiciens de leur temps. Ils habitaient la même ville, le même quartier. Ils publiaient leurs œuvres chez les mêmes éditeurs, Steiner, Harlinger, Diabelli. Ils faisaient exécuter leurs compositions