Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 14.djvu/159

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout le bled-el-Maghzen, un état d’inquiétude et de mécontentement qui devait se manifester à la première occasion ; jusque dans les profondeurs du bled-es-siba, sur les flancs lointains de l’Atlas, les voyageurs et les pèlerins colportaient la nouvelle des scandales de la cour chérifienne. Tant que le Maghzen resta à Marrakech, au milieu d’un pays soumis, dans une ville obéissante, les colères ne se propagèrent pas et les murmures restèrent sourds ; mais tout s’aggrava l’année dernière, quand le Sultan se mit en route, avec sa suite et son armée, et, par Rbàt et la côte, se dirigea vers la cité de Mouley-Idris, vers Fez.

Un dicton du pays compare le Maghreb à un sablier, dont les deux royaumes de Fez et de Marrakech sont les deux ampoules ; le sable, lorsqu’il est dans l’une, ne saurait rester en même temps dans l’autre ; de même, le Sultan séjourne-t-il longtemps à Marrakech, Fez, la cité pharisienne, bigote et frondeuse, s’agite, les provinces du Nord se désaffectionnent, les marches berbères s’insurgent ; vient-il, au contraire, se fixer à Fez, il doit alors redouter le soulèvement du Sous ou du Tafilelt. Mouley-abd-el-Aziz a commencé son règne par un séjour de sept années à Marrakech ; proclamé aux dépens de son frère aîné, Mouley-Mohammed, le fils de la Circassienne fut tout de suite mal vu à Fez : l’élément religieux, qui y est très puissant ; les uléma gardiens de la foi orthodoxe, les tolba de l’université de Karaouïn, clabaudaient volontiers contre lui ; ils allaient répétant que le Maître n’oserait pas venir à Fez. Sentant le danger, Mouley-abd-el-Aziz s’est acheminé vers la grande ville ; mais il n’y est entré qu’après de laborieuses négociations et de coûteux marchandages. A peine s’y était-il installé qu’il sembla prendre à tâche de provoquer l’irritation et la rébellion par des actes audacieux, comme l’exécution du meurtrier du docteur Cooper. Dans ce centre de l’orthodoxie marocaine, les imprudences du jeune sultan et ses amusemens européens firent d’autant plus scandale qu’il y avait été accueilli avec moins d’enthousiasme ; jusque parmi les tribus des montagnes, des Djebala, du Rif et des Brâber, des symptômes de désaffection et de révolte se manifestèrent ; partout, le peuple mécontent se prit à regarder, d’un geste instinctif, vers l’horizon d’où tout bon musulman, à l’heure marquée par Allah, espère voir venir le Mahdi.