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maintenant, dans le Soir, un roman d’Erckmann-Chatrian qui arrache à M. de Saint-Vallier ces paroles :


Cette lettre est déjà trop longue, Monsieur le Président, et cependant je ne puis la terminer sans vous dire un mot des sentimens d’irritation qu’entretient contre nous en Allemagne le journal le Soir. Cette feuille, à laquelle les étrangers veulent toujours attribuer un certain caractère d’intimité avec le gouvernement, publie depuis un mois un feuilleton, soi-disant patriotique, de MM. Erckmann-Chatrian. C’est une histoire populaire de la guerre, longue et ennuyeuse glorification des Gambetta, Garibaldi, Cremer et consorts, compensant l’absence d’intérêt, la pauvreté de style, la faiblesse et l’inexactitude du récit par des injures et de grossières et triviales apostrophes : chaque numéro répète un certain nombre de fois les épithètes de Guillaume le voleur, Guillaume le brigand, le forçat ; on fait appel à la corde qui doit pendre les gueux de Guillaume et de Bismarck, en compagnie de Bazaine le vendu et de Canrobert le laquais ; tout est sur ce ton, et ce n’est pas sans dégoût ni sans tristesse que je descends à faire mention de ces turpitudes ; mais voilà un mois que j’aurais dû surmonter ma répugnance et vous faire part des sentimens de colère que ce triste roman éveille chez nos vainqueurs ; ils le lisent avec soin, ne laissant pas passer sans la remarquer une des injures qui y foisonnent ; M. de Manteuffel lui-même, généralement au-dessus de pareilles choses, me disait, il y a quinze jours, à propos de la condamnation sévère du principal du collège de Vitry, que tout en la regrettant il la trouvait méritée, puisque M. Alvin s’était inspiré des propos du journal le Soir contre l’empereur d’Allemagne.


Deux des mots qui sont écrits là : « ce triste roman, » « notre triste presse, » se retrouveront plus d’une fois dans la correspondance de M. de Saint-Vallier, non pas qu’il sente moins vivement que MM. Edmond About ou Erckmann-Chatrian eux-mêmes la blessure faite à la patrie, mais parce que, en contact immédiat et continuel avec l’ennemi d’hier demeuré l’adversaire, il sent au contraire plus vivement tout ce qui vient frotter et irriter la plaie. L’impatience des populations, provisoirement soumises au joug prussien, le zèle souvent intempestif d’un préfet, d’un sous-préfet ou d’un maire ; dans le camp opposé, les exigences impérieuses et déraisonnables de certains chefs et de leurs subalternes ; pour tout dire, l’inévitable tension de rapports presque impossibles et cependant nécessaires entre Français et Allemands ; la haine chaude encore de ceux-ci contre ceux-là et la cuisante rancune de ceux-là contre ceux-ci ; ici, une espèce de rivalité dans le souvenir et dans l’espérance ; là, avec une importance, avec une impertinence gonflées par la victoire, comme un besoin de bien-être indiscret et abusif, aux frais du vaincu,