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les mauvaises dispositions de nos fonctionnaires à l’égard des Allemands, » et où l’on nous menace « de proclamer et d’appliquer à nouveau l’état de siège dans les pays occupés ; d’adopter des mesures de rigueur ; de s’entourer de précautions toutes nouvelles, en présence des sentimens exaltés des populations ; d’appliquer dorénavant la peine du talion. »

Le principal intéressé, le général en chef, Manteuffel, ne comprend pas, blâme et s’indigne :


Le Chancelier, dit-il, nous précipite à notre ruine ; il imite Napoléon Ier dans les allures et les fautes qui l’ont perdu ; il va soulever contre nous le sentiment public de l’Europe, et je crains que nous ne finissions par payer chèrement d’indignes et inutiles humiliations prodiguées aux vaincus.


Paragraphe par paragraphe, tant il est bouleversé, il indique, il dicte presque à M. de Saint-Vallier la réfutation. Mais ce qu’il s’applique à arranger, un autre, un nouveau venu, avec un soin égal, souvent plus ingénieux et pendant deux ans trop heureux, s’applique à le brouiller. Pourquoi ne pas le reconnaître ? Nous avons en France un penchant à accorder ou refuser nos sympathies en raison de nos antipathies, et fatalement il arrive que les unes égarent les autres. Aussi avons-nous vu le comte Harry d’Arnim à travers ses démêlés retentissans avec le prince de Bismarck ; victimes du Chancelier, il nous a paru, comme nous, une victime ; et de notre antipathie pour le ministre tout-puissant est née en nous une sorte de sympathie pour l’ambassadeur disgracié. Après trente ans passés, nous pouvons le juger mieux, j’entends plus exactement, et notre sympathie pour lui n’y gagnera pas. On sait le portrait que Bismarck, qui avait la vengeance opiniâtre, a tracé, dans ses Pensées et Souvenirs[1], de ce personnage dont le grand crime à ses yeux était sans doute d’avoir nourri ou de n’avoir pas repoussé la pensée que le prince ne serait pas éternel et qu’on pourrait lui succéder tôt ou tard


Le comte Harry d’Arnim ne supportait guère le vin, et un jour il me dit au sortir d’un bon déjeuner : « Dans tout collègue placé plus haut que moi dans la carrière, je vois un ennemi et je le traite en conséquence. Mais il ne faut pas qu’il s’en aperçoive tant qu’il est mon supérieur. » C’était à l’époque de son retour de Rome après la mort de sa première femme. La nourrice italienne de son fils, habillée tout de rouge et d’or, faisait événement sur les promenades publiques ; lui-même, dans les entretiens politiques,

  1. T. II, p. 192-94.