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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 14.djvu/223

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III

Au lendemain de son infortune, il ne pouvait être question pour elle de reprendre ses fonctions à la cour de Russie. En eût-elle eu la volonté, elle n’en aurait pas eu la force. Sa santé, durement éprouvée déjà par le climat de Saint-Pétersbourg était à l’image de son âme, exigeait du repos et des soins. De là, le parti que, d’accord avec son mari, elle prenait aussitôt après les obsèques de ses fils, d’aller à Berlin, consulter les sommités médicales. Le prince de Liéven, rappelé d’urgence à la Cour, se donna cependant le temps de l’accompagner jusqu’au terme de son voyage. Le 5 avril, ils étaient à Kœnigsberg.

« Nous sommes arrivés ici ce matin, dit-elle à son frère à cette date. J’y passe toute la journée pour prendre un jour de repos. Je suis abîmée, mais c’est mon cœur qui l’est surtout et je crois bien que ma douleur est de celles que le temps augmente, Aussi le temps ne peut-il plus être long pour moi ; cela n’est pas possible ; mon malheur est trop grand ! Mon mari est un peu indisposé. Il est pour moi d’une bonté parfaite. Quel moment que celui où je m’en séparerai ! Ce sera pour toujours, mon bon frère ; je ne puis plus vivre une vie sans intérêt, sans occupation, une vie qui ne se composera plus que du souvenir de mes malheurs. Sans distraction, mon esprit mort, mon cœur mort, cela ne va plus. Adieu cher, cher frère. Je vous embrasse, je vous aime de tout ce qui me reste encore de force aimante... Pour perdre le moins de temps possible, mon mari veut me quitter aux portes de Berlin. »

Peut-être se demandera-t-on pourquoi ces époux choisissaient pour se séparer l’heure douloureuse où ils ne pouvaient attendre quelque soulagement que d’une réunion plus étroite et durable, et il semble bien en effet que tout leur commandât de ne plus se quitter, de mettre en commun leurs pleurs et leurs désespérances. Mais, d’une part, le séjour de la Russie était momentanément interdit à Mme de Liéven, et, d’autre part, son mari avait à un trop haut degré une âme de courtisan, pliée aux ordres de son maître, pour que l’idée lui vînt d’essayer de s’y soustraire alors qu’ils lui enjoignaient de revenir à son poste sans délai. On le rappelait, et, après avoir mis sa femme aux portes de Berlin, il se hâtait d’obéir.